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cendit à terre avec ses conducteurs ; mais ceux-ci, par un autre caprice, se dispersèrent bientôt, les uns commençant une chasse, les autres se rembarquant sans bruit. Céluta s’était assoupie à l’écart derrière un rocher qui lui cachait le fleuve : la nuit était venue. Quand l’épouse de René se réveilla, elle était abandonnée.

L’insouciance indienne l’avait délaissée, le courage indien la soutint : elle était accoutumée à la solitude. Les ténèbres empêchaient les Pannis de voir la sœur d’Outougamiz, et le vent ne leur permettait pas d’entendre ses cris ; résignée, elle attendit le jour.

Lorsque l’aurore parut, Céluta sortit de l’abri du rocher : regardant les différents points du ciel, elle se dit : « Mon mari est de ce côté-là. » Et ses pas se dirigèrent vers le septentrion. Elle n’eut pas même la pensée de retourner à la Nouvelle-Orléans, elle se trouvait plus en sûreté dans les bois que parmi les hommes. Pour sa nourriture elle comptait sur les fruits sauvages, et son sein suffirait au besoin de sa fille.

Tout le jour elle marcha, cueillant çà et là quelques baies dans les buissons.

À l’heure où la hulotte bleue commence à voltiger dans les forêts américaines, Céluta atteignit le sommet d’une colline ; elle se détermina à passer la nuit au pied d’un tamarin, dans le tronc caverneux duquel les Indiens allumaient quelquefois le feu du voyageur. Au midi on découvrait la ville des blancs, au couchant le Meschacebé, au nord de hautes falaises où s’élevait une croix.

Prenant dans ses bras la fille de l’homme des passions, Céluta lui présenta son sein, que l’enfant débile serrait à peine dans ses lèvres : un jardinier arrose une plante qui languit, mais elle continue de dépérir, car la terre ne l’a point reçue favorablement à sa naissance. Dans son effroi maternel, Céluta n’osait regarder le tendre nourrisson, de peur d’apercevoir les progrès du mal ; ses yeux, chargés de pleurs, erraient vaguement sur les objets d’alentour. Telles furent vos douleurs dans la solitude de Bersabée, malheureuse Agar, lorsque, détournant la vue d’Ismael, vous dites : « Je ne verrai point mourir mon enfant. » La nuit fut triste et froide.

Au lever du jour, après avoir fait un repas de pommes de mai et de racines de canneberge, la voyageuse, chargée de son trésor, reprit sa route. La monotonie du désert n’était interrompue que par la vue encore plus monotone de la croix. Cette croix était celle où René avait accompli un pèlerinage en descendant à la Nouvelle-Orléans ; Dieu seul savait ce qu’avait demandé en secret le fervent pèlerin. Une pierre encore tachée du sang de l’homme assassiné gisait près de l’arbre expiatoire ; un torrent s’écoulait à quelque distance.

La sœur d’Outougamiz s’assit sur la pierre du meurtre : elle prit involontairement dans sa main la branche de chêne que René avait déposée en ex-voto au pied du calvaire ; les regards de l’Indienne se fixaient sur le rameau desséché qu’elle balançait lentement, comme si elle eût trouvé une ressemblance de destinée entre elle et la branche flétrie. Céluta rêvait au bruit aride du vent dans les bois de la croix et dans la cime de quelques chardons qui perçaient les roches. Plusieurs fois elle crut entendre des voix, comme si les anges de la Croix et de la Mort eussent conversé invisiblement dans ce lieu.

L’épouse de René se hâta de quitter un monument de douleur, qu’elle supposait gardé par les esprits redoutables des Européens. Le large vallon qui termine le plateau des bruyères la conduisit au bord d’un courant d’eau. Dans le fond de ce vallon s’élevaient de petits tertres couverts de tulipiers, de liquidambars, de cyprès, de magnolias, et autour desquels se repliait l’onde qui portait son tribut au Meschacebé. Du sein de la terre échauffée sortait le parfum de l’angélique et de différentes herbes odorantes.

Attirée et presque rassurée par le charme de cette solitude, Céluta s’assied sur la mousse et prépare le banquet maternel. Elle couche Amélie sur ses genoux et déroule l’une après l’autre les peaux d’hermine dont l’enfant était enveloppé. Quelques larmes, tombées des yeux de la mère, ranimèrent la fille souffrante, comme si cet enfant ne devait tenir la vie que de la douleur.

Quand Céluta eut prodigué à sa fille ses caresses et ses soins, elle chercha pour elle-même un peu de nourriture.

Les lieux où elle se trouvait avaient naguère été habités par une tribu indienne. On voyait encore dans un champ anciennement moissonné quelques rejets de maïs, et l’épi de ce blé-sauvageon était rempli d’une crème onctueuse : il servit au repas de Céluta.

Vers le baisser du soleil, la sœur d’Outougamiz se retira à l’entrée d’une grotte tapissée de jasmin des Florides et environnée de buissons d’azaléas. Dans cette grotte se vinrent réfugier une foule de nonpareilles, de cardinaux, d’oiseaux moqueurs, de perruches, de colibris qui brillaient comme des pierreries au feu du couchant.

La nuit se leva revêtue de cette beauté qu’elle n’a que dans les solitudes américaines. Le ciel étoilé était parsemé de nuages blancs semblables à de légers flocons d’écume ou à des troupeaux errants dans une plaine azurée. Toutes les bêtes de la créa-