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ses armes, bat la mesure avec une gaieté qui inspire la terreur.

Fille de Mnémosyne à la longue mémoire ! âme poétique des trépieds de Delphes et des colombes de Dodone, déesse qui chantez autour du sarcophage d’Homère sur quelque grève inconnue de la mer Egée ; vous qui, non loin de l’antique Parthénope, faites naître le laurier du tombeau de Virgile : Muse ! daignez quitter un moment tous ces morts harmonieux et leurs vivantes poussières ! abandonnez les rivages de l’Ausonie, les ondes du Sperchius et les champs où fut Troie ; venez m’animer de votre divin souffle : que je puisse nommer les capitaines et les bataillons de ce peuple indompté dont les exploits fatigueraient même, ô Calliope ! votre poitrine immortelle !

Au centre de l’armée paraissait ce bataillon vêtu d’azur, qui lance les foudres de Bellone : c’est lui qui, dans presque tous les combats, détermine la fortune à suivre la France ; instruit dans les sciences les plus sublimes, il fait servir le génie à couronner la victoire. Nulle nation ne peut se vanter d’une pareille troupe. Folard la commande, l’impassible Folard, qui peut dans les plus grands dangers mesurer la courbe du boulet ou de la bombe, indiquer la colline dont il faut se saisir, tracer et résoudre sur l’arène sanglante, au milieu des feux et de la mort, les figures et les problèmes de Pythagore.

L’infanterie, blanche et légère comme la neige, se forme rapidement devant les lentes machines qui vomissent le fer et la flamme. Marseille, dont les galères remontent l’antique Égyptus ; Lorient, qui fait voguer ses vaisseaux jusque dans les mers de la Taprobane ; la Touraine, si délicieuse par ses fruits ; la Flandre aux plaines ensanglantées ; Lyon la romaine ; Strasbourg la germanique ; Toulouse, si célèbre par ses troubadours ; Reims, où les rois vont chercher leur couronne ; Paris, où ils viennent la porter : toutes les villes, toutes les provinces, tous les fleuves des Gaules, ont donné ces fameux soldats à l’Amérique.

Leurs armes ne sont plus l’épée ou l’angon ; ils ne se parent plus du large bracha et des colliers d’or ; ils portent un tube enflammé, surmonté du glaive de Bayonne ; leur vêtement est celui du lis, symbole de l’honneur virginal de la France.

Divisée en cinquante compagnies, cinquante capitaines choisis commandent cette infanterie formidable. Là se montrent et l’infatigable Toustain, qui naquit aux plaines de la Beauce, où les moissons roulent en nappes d’or ; et le prompt Armagnac, qui fut plongé en naissant dans ce fleuve dont les ondes inspirent le courage et les saillies, et le patient Tourville, nourri dans les vallées herbues où dansent des paysannes à la haute coiffure et au corset de soie. Mais qui pourrait nommer tant d’illustres guerriers : Beaumanoir, sorti des rochers de l’Armorique ; Causans, que sa tendre mère mit au jour au bord de la fontaine de Laure ; d’Aumale qui goûta le vin d’Aï avant le lait de sa nourrice ; Saint-Aulaire de Nîmes, élevé sous un portique romain ; et Gautier de Paris, dont la jeunesse enchantée coula parmi les roses de Fontenay, les chênes de Sénard, les jardins de Chantilly, de Versailles et d’Ermenonville ?

Parmi ces vaillants capitaines, on distingue surtout le jeune d’Artaguette à la beauté de son visage, à l’air d’humanité et de douceur qui tempère l’intrépidité de son regard. Il suit le drapeau de l’honneur, et brûle de verser son sang pour la France ; mais il déteste les injustices, et plus d’une fois dans les conseils de la guerre il a défendu les malheureux Indiens contre la cupidité de leurs oppresseurs.

À la gauche de l’infanterie s’étendent les lestes escadrons de ces espèces de centaures au vêtement vert, dont le casque est surmonté d’un dragon. On voit sur leurs têtes se mouvoir leurs aigrettes de crin, qu’agitent les mouvements du coursier, retenu avec peine dans le rang de ses compagnons. Ces cavaliers enfoncent leurs jambes dans un cuir noirci, dépouille du buffle sauvage ; un long sabre rebondit sur leur cuisse, lorsque, balayant la terre avec les flancs de leur coursier, ils fondent, le pistolet à la main, sur l’ennemi. Selon les hasards de Bellone, on les voit quitter leurs chevaux à la crinière dorée, combattre à pied sur la montagne, s’élancer de nouveau sur leurs coursiers, descendre et remonter encore. Ces guerriers ont presque tous vu le jour non loin de ce fleuve où le soleil mûrit un vin léger, propre à éteindre la soif du soldat dans l’ardeur de la bataille ; ils obéissent à la voix du brillant Villars.

À l’aile opposée du corps de l’armée, paraît immobile, la pesante cavalerie, dont le vêtement, d’un sombre azur, est ranimé par un pli brillant emprunté du voile de l’Aurore. Les glands, d’un or filé et tordu, sautent en étincelant sur les épaules des guerriers, au trot mesuré de leurs chevaux. Ces guerriers couvrent leurs fronts du chapeau gaulois, dont le triangle bizarre est orné d’une rose blanche qu’attacha souvent la main d’une vierge timide, et que surmonte de sa cime légère un gracieux faisceau de plumes. C’était vous, intrépide Nemours, qui meniez ces fameux chevaux aux combats.

Mais pourrais-je oublier cette phalange qui, placée derrière toute l’armée, devait la défendre des surprises de l’ennemi ? Sacré bataillon de labou-