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L’ami de René arrive à la porte de la cabane du jongleur : dans ce moment même Ondouré sortait de la demeure du prêtre, et, avec un regard qui disait tout, il laissa le passage libre à l’ami de René. Le jongleur, apercevant Outougamiz, se mit à tracer des cercles magiques : Outougamiz élève vers lui une voix suppliante.

— Qui parle ? s’écrie le prêtre d’un air égaré. Quel audacieux mortel trouble l’interprète des génies ? Fuyez, profane ! la patrie demande seule mes prières. Ô patrie ! tu nourrissais un monstre dans ton sein ! L’infâme étranger méditait ta ruine : par lui les femelles des castors ont été massacrées : il trahissait Céluta ; il versait sur la tête de son enfant l’eau mortelle du maléfice. Comme il trompait ce jeune et innocent Outougamiz ! Malheur à toi, époux de Mila ! Si désormais tu ne te séparais de ce traître, si tu refusais de croire à ses crimes ! les fantômes s’attacheraient à tes pas, et les os de tes aïeux s’agiteraient dans leur tombe !

Le jongleur bondit hors de sa cabane, et se jeta dans une forêt où on l’entendit pousser des hurlements.

Le frère de Céluta demeure anéanti : une sueur froide, qu’il croit sentir découler de son cœur et pénétrer à travers ses membres, l’inonde. Il faudrait avoir fait les prodiges d’amitié d’Outougamiz pour pouvoir peindre sa douleur : René un traître ! lui ! Qui l’ose ainsi calomnier ? Où est-il, le calomniateur, qu’Outougamiz puisse le dévorer ? Mais n’est-ce pas le prêtre du Soleil, celui qui commerce avec les esprits ? celui qui parle au nom de la patrie ? Malheureux ! tu ne crois pas quand le ciel même t’ordonne de croire ?… Non, cet ami n’est point coupable ; des monstres seuls ont élevé la voix contre lui. Le frère de Céluta vengera René aux yeux de la nation ; l’éloquence descendra sur les lèvres d’Outougamiz ; il s’exprimera mieux que Chactas ; il proposera de combattre les accusateurs… Je pars, je vole où m’appelle le Manitou d’or… Insensé ! n’entends-tu pas le cri des fantômes ? ne vois-tu pas se lever les os de tes pères, qui viennent témoigner des crimes de ton ami ?

Telle est la faible peinture des combats qui se passaient dans l’âme du frère de Céluta. Il quitte la cabane du jongleur ; lent et pâle, il se traîne sur la terre ; il croit ouïr des bruits dans l’air et l’herbe murmurer sous ses pas. Où va-t-il… ? Il l’ignore. Quelque chose de fatal le pousse involontairement vers Adario. Adario est son oncle ; Adario lui tient lieu de père ; Adario, dans l’absence de Chactas, est le premier sachem de la nation ; enfin, Adario est le plus affligé des hommes. Le malheur est aussi une religion : il doit être consulté ; il rend des oracles : la voix de l’infortune est celle de la vérité. Voilà ce que se disait Outougamiz en allant chercher le rigide vieillard.

Le sachem avait vu tuer son fils à ses côtés et les flammes dévorer sa cabane ; le sachem avait étouffé son petit-fils de ses propres mains ; la femme du sachem était tombée dans l’émeute qui suivit l’affreux sacrifice : il ne restait de toute sa famille, à Adario, que la fille même dont il avait étranglé l’enfant. Renfermé, avec cette fille, dans les cachots du fort Rosalie, il avait dû terminer ses jours à un gibet : « Élève-moi bien haut, disait-il au bourreau qui le conduisait au supplice, afin que je puisse découvrir, en expirant, les arbres de ma patrie. » On sait pourquoi, comment, à quel prix et dans quel dessein Ondouré racheta la vie d’Adario.

Ce fut un grand spectacle que le retour de l’ami de Chactas aux Natchez. Le sachem ressemblait à un squelette échappé de la tombe : quelques cheveux gris, souillés de poussière, tombaient des deux côtés de sa tête chauve ; ses vêtements pendaient en lambeaux. Il cheminait en silence, les yeux baissés ; sa fille venait derrière lui, dans le même silence, comme la victime marche après le sacrificateur : elle portait, attachés à ses épaules, un berceau vide et les langes désormais inutiles d’un nouveau-né.

Adario ne voulut point relever sa cabane : il établit sa demeure au milieu des bois. Sa fille suivait son terrible père, n’osant lui parler, veillant sur ses jours, s’asseyant quand il s’asseyait, avançant quand il poursuivait sa route. Quelquefois le sachem contemplait les Français qui labouraient les champs de sa patrie : l’ange exterminateur n’aurait pas lancé des regards plus dévorants sur un monde dont le Dieu vivant aurait retiré sa main.

Après la délivrance d’Adario, Ondouré déroula aux yeux du vieillard le plan d’une grande vengeance. Il lui présenta pour but la liberté des Natchez et l’expulsion de la race des blancs de tous les rivages de l’Amérique ; il lui cacha les ressorts secrets, les sentiments honteux, les mystérieuses lâchetés qui faisaient mouvoir cette conspiration : Adario n’eût jamais emprunté le voile du crime pour couvrir un seul moment la vertu.

Le sachem assista au conseil secret convoqué la nuit par Ondouré ; il approuva ce que le tuteur du soleil exposa de ses desseins, savoir : la convocation des nations indiennes dans une assemblée générale, afin de prendre contre les étrangers une mesure commune ; il ratifia la condamnation de René, de René qu’il croyait coupable d’impiété et de trahison. Ces résolutions adoptées, les vieillards voulurent déterminer Adario à se livrer à ses occupations ordinaires.

« Tant que je respirerai, dit le sachem, je n’au-