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pite aux genoux de Céluta. « Femme, s’écria-t-il, que ton âme, au séjour de paix qu’elle habite, reçoive les vœux de celui qui te doit la vie et que tu honorais du nom de frère ! »

À ces paroles, les soldats mettent un genou en terre comme leur capitaine ; la multitude, emportée par ce sentiment du beau qui touche quelquefois les âmes les plus communes, se prosterne à son tour et prie pour l’Indienne ; le bruit du fleuve qui battait ses rives accompagnait cette prière, et la main de Dieu pesait sur la tête de tant d’hommes involontairement humiliés aux pieds de la vertu.

Céluta ne donnait aucun signe de vie ; la profonde léthargie dans laquelle elle était plongée ressemblait absolument à la mort ; mais sa fille vivait sur son sein et semblait communiquer quelque chaleur au cœur de sa mère. L’épouse de René avait la tête penchée sur le front d’Amélie, comme si, en voulant donner un dernier baiser à son enfant, elle eût expiré dans cet acte maternel.

En ce moment on vint dire à d’Artaguette qu’il y avait là tout auprès une autre Indienne qui ne cessait de pleurer. « C’est Mila ! s’écria le capitaine : qu’on lui dise mon nom, et elle va venir. » Les soldats apportent dans leurs bras Mila échevelée, le visage meurtri, les habits déchirés. Elle n’eut pas plus tôt reconnu d’Artaguette qu’elle se jeta dans son sein, s’écriant : « C’est lui qui est une bonne chair blanche ! Il ne m’empêchera pas de mourir ; » et, suspendant ses bras au cou du capitaine, elle se serrait fortement contre lui.

Mais tout à coup elle aperçoit Céluta : elle quitte d’Artaguette, se précipite sur son amie en disant : « Céluta ! ma mère ! meilleure que ma mère ! sœur d’Outougamiz ! femme de René ! voici Mila ! elle est seule ! Comment vais-je faire pour enterrer tes os, car tu n’es pas aux Natchez ? Il n’y a ici que des méchants qui n’entendent rien aux tombeaux.

Les soldats firent alors un mouvement ; ils répétaient tous ces mots : « Entrez, entrez, notre mère. » Et la mère de Jacques, avec sa cornette blanche, son manteau d’écarlate et sa béquille, s’avança dans le cercle des grenadiers.

— Mon capitaine, dit-elle à d’Artaguette, voici la mère de Jacques, qui vient aussi voir ce que c’est que tout ceci. Je suis bien vieille pourtant, comme dit le conseiller Harlay, qui est un honnête homme, et Dieu soit loué ! car il n’y en a guère.

La vieille avisant Céluta : « Bon Dieu ! n’est-ce pas là la jeune femme à qui j’ai donné à manger cette nuit ? Comme elle parlait de vous, mon capitaine ! — Pauvre vieille créature ! dit d’Artaguette, seule dans toute une ville, recevoir, réchauffer, nourrir Céluta ! et toi-même nourrie de la paye de ce digne soldat ! »

La mère de Jacques examinait attentivement Céluta ; elle prit une de ses mains. « Retire-toi, matrone blanche, lui dit Mila : tu ne sais pas pleurer. »


— Je le sais aussi bien que toi, » repartit en natchez la vénérable Française.

— Magicienne ! s’écria Mila effrayée, qui t’a appris la langue des chairs rouges ? »

— Capitaine, dit la mère de Jacques sans écouter Mila, cette jeune femme n’est pas morte ; vite du secours ! » Mille voix répètent : « Elle n’est pas morte ! »

Céluta donnait en effet quelques signes de vie. « Allons, grenadiers, dit la vieille, à qui on laissait tout faire, il faut sauver cette femme, qui a sauvé votre capitaine ; portons la mère et l’enfant chez le général d’Artaguette. »

Un dragon prêta son manteau ; on y coucha Céluta ; Mila prit dans ses bras la petite Amélie, et ne pleurait plus qu’Outougamiz et René. Des soldats, soulevant le manteau par les quatre coins, enlevèrent doucement la fille de Tabamica ; le cortège se mit en marche.

Le soleil, qui se couchait, couvrait d’un réseau d’or les savanes et la cime aplatie des cyprières sur la rive occidentale du fleuve ; sur la rive orientale, la métropole de la Louisiane opposait ses vitrages étincelants aux derniers feux du jour : les clochers s’élevaient au-dessus des ondes comme des flèches de feu. Le Meschacebé roulait entre ces deux tableaux ses vagues de rose, tandis que les pirogues des sauvages et les vaisseaux des Européens présentaient aux regards leurs mâts ou leurs voiles teints de la pourpre de soir.

Déposée sur une couche, dans un salon de l’habitation du frère du capitaine d’Artaguette, Céluta ne parlait point encore ; ses yeux entrouverts étaient enveloppés d’une ombre qui leur dérobait la lumière. Des cris prolongés de : Vive le roi ! se font entendre au dehors ; la porte de la salle s’ouvre avec fracas : le grenadier Jacques, la tête nue, sans habit, les reins serrés d’une forte ceinture, paraît. « Les voici, » dit-il. René entre avec Outougamiz : personne ne pouvait parler dans le saisissement de l’étonnement et de la joie.

— Mon capitaine, reprit le grenadier adressant la parole à d’Artaguette, j’ai exécuté vos ordres, mais on m’a remis les paquets trop tard ; la frégate était partie. J’ai couru le plus vite que j’ai pu à travers le marais, afin de la rejoindre au Grand-Détour : heureusement elle avait été obligée de laisser tomber l’ancre, le vent étant devenu contraire. Je me suis jeté à la nage pour aller à bord, et j’ai rencontré au milieu du fleuve ce terrible sauvage que j’avais vu au combat du fort Rosalie : il était prêt à se noyer quand je suis arrivé à lui.