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qu’après son retour. Mon hôte, réfléchis bien au parti que tu veux prendre. Trouveras-tu dans nos savanes le repos que tu viens y chercher ? Es-tu certain de ne jamais nourrir dans ton cœur les regrets de la patrie ? Tout se réduit souvent pour le voyageur à échanger dans la terre étrangère des illusions contre des souvenirs. L’homme entretient dans son sein un désir de bonheur qui ne se détruit ni ne se réalise ; il y a dans nos bois une plante dont la fleur se forme et ne s’épanouit jamais : c’est l’espérance.

Ainsi parlait le sachem : mêlant la force à la douceur, il ressemblait à ces vieux chênes où les abeilles ont caché leur miel.

Chactas se lève à l’aide du bras de sa fille. Le frère d’Amélie suit le sachem, que la foule empressée reconduit à sa cabane. Les guides retournèrent au fort Rosalie.

Cependant René était entré sous le toit de son hôte, qu’ombrageaient quatre superbes tulipiers. On fait chauffer une eau pure dans un vase de pierre noire, pour laver les pieds du frère d’Amélie. Chactas sacrifie aux Manitous protecteurs des étrangers ; il brûle en leur honneur des feuilles de saule : le saule est agréable aux génies des voyageurs, parce qu’il croît au bord des fleuves, emblèmes d’une vie errante. Après ceci, Chactas présenta à René la calebasse de l’hospitalité, où six générations avaient bu l’eau d’érable. Elle était couronnée d’hyacinthes bleues, qui répandaient une bonne odeur. Deux Indiens, célèbres par leur esprit ingénieux, avaient crayonné sur ses flancs dorés l’histoire d’un voyageur égaré dans les bois. René, après avoir mouillé ses lèvres dans la coupe fragile, la rendit aux mains tremblantes du patron de la solitude. Le calumet de paix, dont le fourneau était fait d’une pierre rouge, fut de nouveau présenté au frère d’Amélie. On lui servit en même temps deux jeunes ramiers qui, nourris de baies de genévrier par leur mère, étaient un mets digne de la table d’un roi. Le repas achevé, une jeune fille aux bras nus parut devant l’étranger, et, dansant la chanson de l’hospitalité, elle disait :

« Salut, hôte du Grand-Esprit ! salut, ô le plus sacré des hommes ! Nous avons du maïs et une couche pour toi : salut, hôte du Grand-Esprit ! salut, ô le plus sacré des hommes ! » La jeune fille prit l’étranger par la main, le conduisit à la peau d’ours qui devait lui servir de lit, et puis elle se retira auprès de ses parents. René s’étendit sur la couche du chasseur, et dormit son premier sommeil chez les Natchez.

Tandis que la nation du Soleil s’occupe encore de jeux et de fêtes, une fatale destinée précipite de toutes parts les événements. Abandonnant les champs fertilisés par les sueurs de leurs aïeux, de jeunes hommes, plantes étrangères arrachées au doux sol de la France, viennent en foule peupler de leur fructueux exil le fort qui gourmande le Meschacebé, et qui fait redire à ses bords le nom charmant de Rosalie. Perrier, qui gouverne à la Nouvelle-Orléans les vastes champs de la Louisiane, Perrier ordonne à Chépar, vaillant capitaine des Français aux Natchez, de faire le dénombrement de ses soldats, afin de porter ensuite, si telle était la nécessité, le soc ou la bêche jusque dans les tombeaux des Indiens. Chépar commande aussitôt à ses bataillons de se déployer à la première aurore sur les bords du fleuve.

À peine les rayons du matin avaient jailli du sein des mers Atlantiques, que le bruit des tambours et les fanfares des trompettes font tressaillir le guerrier dans sa tente assoupi. Le désert s’épouvante et secoue sa chevelure de forêts ; la terreur pénètre au fond de ses demeures, qui depuis la naissance du monde ne répétaient que les soupirs des vents, le bramement des cerfs et le chant des oiseaux.

À ce signal, le démon des combats, le sanguinaire Areskoui[1] et les autres esprits des ombres poussent un cri de joie. L’ange du Dieu des armées répond à leurs menaces en frappant sa lance d’or sur son bouclier de diamant : telles sont les rumeurs de l’Océan lorsque les fleuves américains, enflant leurs urnes, fondent tous ensemble sur leur vieux père : l’Océan, fracassant ses vagues entre les rochers, étincelle ; il se soulève indigné, se précipite sur ses fils, et, les frappant de son trident, les repousse dans leur lit fangeux. Le soldat français entend ces bruits ; il se réveille, comme le cheval de bataille qui dresse l’oreille au frémissement de l’airain, ouvre ses narines fumantes, remplit l’air de ses grêles hennissements, mord les barreaux de sa crèche qu’il couvre d’écume, et décèle dans toutes ses allures l’impatience, le courage, la grâce et la légèreté.

Un mouvement général se manifeste dans le camp et dans le fort. Les fantassins courent aux faisceaux d’armes, les cavaliers voltigent déjà sur leurs coursiers ; on entend le bruit des chaînes et les roulements de la pesante artillerie. Partout brille l’acier, partout flottent les drapeaux de la France : drapeaux immortels couverts de cicatrices, comme des guerriers vieillis dans les combats. Bientôt l’armée se déroule le long du Meschacebé. Le chœur des instruments de Bellone anime de ses airs triomphants tous ces braves, tandis que l’on voit s’agiter en cadence le bonnet du grenadier, qui, reposé sur

  1. Génie ou Dieu de la guerre chez les sauvages.