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de l’existence ; en vain il sollicita la commutation de la peine de vivre en un miséricordieux arrêt de mort : on ne l’écouta point. Il désira parler à Céluta ; on n’admit pas que cette Indienne fût sa femme légitime ; on lui refusa toute communication avec elle, pour abréger des scènes qui troublaient, disait-on, la tranquillité publique.

L’arrivée d’une troupe d’Yazous, suivie de celle d’Outougamiz, avait donné lieu à mille bruits : on prétendait que des sauvages s’étaient introduits en grand nombre dans la ville avec le dessein de délivrer leur chef, le guerrier blanc. Ces bruits parurent assez inquiétants au gouverneur pour qu’il fît border d’infanterie et de cavalerie la route que René devait suivre en se rendant de la prison au fleuve.

Le palais du gouvernement n’était pas loin de la prison. Céluta, suivant le cours de la foule, se retrouva bientôt devant le sombre édifice dont le souvenir était trop bien gravé dans sa mémoire. Là, le torrent populaire s’était élargi et arrêté ; Céluta ignorait ce qui se passait ; mais, en voyant cette multitude autour de la hutte du sang, elle comprit qu’un nouveau désastre menaçait la tête de René. Repoussée d’un peuple ennemi de sauvages, elle ne trouva de pitié que chez les soldats : ils la laissèrent entrer dans leurs rangs. Les mains armées sont presque toujours généreuses ; rien n’est plus ami de l’infortune que la gloire.

Deux heures s’étaient écoulées de cette sorte, lorsqu’un mouvement général annonça la translation du prisonnier. Un piquet de dragons, le sabre nu, sort de la cour intérieure de la prison ; il est suivi d’un détachement d’infanterie, et derrière ce détachement, entre d’autres soldats, marche le frère d’Amélie.

Céluta s’élance et tombe aux pieds de son mari avec son enfant ; René se penche sur elles, les bénit de nouveau, mais la voix lui manque pour dire un dernier adieu à la fille et à la mère. Le cortège s’arrête, les larmes coulent des yeux des soldats. Céluta se relève, entoure René de ses bras, et s’écrie : « Où menez-vous ce guerrier ? Pourquoi m’empêcheriez-vous de le suivre ? son pays n’est-il pas le mien ?

— Ma Céluta, disait René, retourne dans tes forêts, va embellir de ta vertu quelque solitude que les Européens n’aient point souillée ; laisse-moi supporter mon sort ; je ne te l’ai déjà que trop fait partager.

— Voilà mes mains, répondit Céluta : qu’on les charge de fers ; que l’on me force, comme Adario, à labourer le sillon : je serai heureuse si René est à mes côtés. Prends pitié de ta fille ; je l’ai portée dans mon sein. Permets que je te suive comme ton esclave, comme la femme noire des blancs. Me refuseras-tu cette grâce ? »

Cette scène commençait à attendrir la foule impitoyable qui un moment auparavant trouvait la sentence trop douce, et qui aurait salué avec des hurlements de joie le supplice de René. Le commissaire chargé de faire exécuter l’arrêt du conseil ordonne de séparer les deux époux et de continuer la marche ; mais un sauvage, se courbant et passant sous le ventre des chevaux, se réunit au couple infortuné, et s’écrie : « Me voici encore ! Je l’ai sauvé des Illinois, je le sauverai bien de vos mains, guerriers de la chair blanche !

— C’est vrai, » dit Mila, sortant à son tour de la foule.

— Et si Jacques était ici dit une vieille femme, tout cela ne serait pas arrivé.

Forcés à regret d’obéir, les militaires écartèrent Céluta, Mila, Outougamiz et la mère de Jacques. René est conduit au rivage du Meschacebé. La chaloupe de la frégate, que montaient douze forts matelots et que gardaient des soldats de marine, attendait le prisonnier : on l’y fait entrer. Au coup du sifflet du pilote, les douze matelots enfoncent à la fois leurs rames dans le fleuve : la chaloupe glisse sur les vagues comme la pierre aplatie qui, lancée par la main d’un enfant, frappe le flot, se relève, bondit et rebondit en effleurant la surface de l’onde.

Céluta s’était traînée sur le quai. Une frégate était mouillée au milieu du Meschacebé ; virée à pic sur une ancre, elle plongeait un peu la proue dans le fleuve ; son pavillon flottait au grand mât ; ses voiles étaient à demi déferlées ; on apercevait des matelots sur toutes les vergues et de grands mouvements sur le pont. La chaloupe accoste le vaisseau : tous ceux qui étaient dans cette chaloupe montent à bord ; la chaloupe elle-même est enlevée et suspendue à la poupe du bâtiment. Une lumière et une fumée sortent soudain de la frégate, et le coup de canon du départ retentit ; de longues acclamations y répondent du rivage. Céluta avait aperçu René ; elle tombe évanouie sur des balles de marchandises qui couvraient le quai.

Ce fut alors qu’un sauvage s’élança dans le Meschacebé, s’efforçant de suivre à la nage le vaisseau qui fuyait devant une forte brise, tandis qu’une Indienne se débattait entre les bras de ceux qui la retenaient, pour l’empêcher de se précipiter dans les flots.

Un murmure lointain se fait entendre ; il approche : la foule, qui commençait à se disperser, se rassemble de nouveau. Voici venir un officier qui disait à des soldats : « Où est-elle ? où est-elle ? » Et ils répondaient : « Ici, mon capitaine, » lui montrant Céluta sur les ballots. D’Artaguette se préci-