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Les deux femmes pénétrèrent avec peine jusqu’aux soldats de garde aux portes : ils reconnurent la mère de leur camarade, et la laissèrent passer. Plus loin elle fut arrêtée de nouveau par le concierge. La fête finissait ; on commençait à sortir du palais. Adélaïde se montra à une fenêtre avec Harlay ; le couple généreux parlait avec vivacité, et semblait oublier la fête : en jetant les yeux dans la cour, il aperçut les étrangères repoussées par le concierge. Le vêtement indien frappa Adélaïde, qui fit signe à la vieille de s’approcher sous le balcon : « Ma jeune dame, dit la mère de Jacques, c’est la femme de René qui veut parler à votre père, et l’on ne nous veut pas laisser entrer.

— La femme du prisonnier ? s’écria Adélaïde ; cette jeune sauvage qui a sauvé le capitaine d’Artaguette ! » Adélaïde, obéissant aux mouvements de son bon cœur, ouvre les portes, et, dans toute la parure du bal d’un brillant hyménée, se précipite au-devant de la malheureuse Céluta. L’Indienne lui présentait sa fille, et lui disait : « Jeune femme blanche, le Grand-Esprit vous bénira : vous aurez un petit guerrier qui sera plus heureux que ma fille. »

— Que je suis fâchée de ne pas la comprendre ! disait Adélaïde : je n’ai jamais entendu une plus douce voix. »

Dans la pompe de ses adversités, Céluta paraissait d’une beauté divine : son front pâli était ombragé de ses cheveux noirs ; ses grands yeux exprimaient l’amour et la mélancolie ; son enfant qu’elle portait avec grâce sur son sein, montrait son visage riant auprès du visage attristé de sa mère : le malheur, l’innocence et la vertu ne se sont jamais prêté tant de charmes.

Tandis qu’on se pressait autour de Céluta, on entendit au dehors prononcer ces mots dans la foule : « Vous ne passerez pas ! » Une voix d’homme répondait à des menaces, mais dans une langue inconnue. Le mouvement s’accroît ; un sauvage, défendant une femme, se débat au milieu des soldats, et poussé et repoussé arrive jusqu’à la porte du palais. Il disait les yeux étincelants :

— Je suis venu chercher mon ami par l’ordre de ce Manitou (et il montrait une chaîne d’or) ; je ne veux faire de mal à personne. Mais est-il ici un guerrier qui m’ose empêcher de passer ?

— Mon frère ! » s’écria Céluta.

— Oh ! bien ! dit Mila : Outougamiz, voici ta sœur ! »

La mère de Jacques expliquait ce colloque à Adélaïde, qui fit entrer tous ces sauvages dans le palais.

— Bon Manitou ! disait Mila en embrassant son amie, que je hais ces chairs blanches ! Nous avons frappé à leurs cabanes pour demander l’hospitalité, et on nous a presque battus. Et puis de grandes huttes si larges ! si vilaines ! des guerriers si sauvages !

— Tu parles trop, dit Outougamiz. Cherchons Ononthio : il faut qu’il me rende mon ami à l’instant. »

Outougamiz quitte Céluta, et, suivi de Mila, fend la presse à travers les salles. Les spectateurs regardaient avec surprise ce couple singulier qui, occupé d’un sentiment unique, n’avait pas l’air d’être plus étonné au milieu de ce monde nouveau que s’il eût été dans ses bois.

— Ne me déclarez pas la guerre, disait Outougamiz en avançant toujours, vous vous en repentiriez. Faisant tourner son casse-tête, il ouvrait à Mila un large chemin. La confusion devient générale : la musique se tait, le bal cesse, les femmes fuient. Le roulement des carrosses qui veulent s’éloigner, le bruit du tambour qui rappelle les soldats, la voix des officiers qui font prendre les armes, ajoutent au sentiment de terreur et augmentent le désordre.

Adélaïde, la mère de Jacques, Céluta, Mila, Outougamiz, sont emportés et séparés par la foule : le gouverneur montra un grand ressentiment de cette scène.

Le conseil de guerre s’était assemblé afin de prononcer l’arrêt qui devait être lu à René dans la prison. Les charges examinées de nouveau ne parurent pas suffisantes pour motiver la peine de mort ; mais le frère d’Amélie fut condamné à être transporté en France, comme perturbateur du repos de la colonie. Un vaisseau du roi devait mettre à la voile dans quelques heures ; le gouverneur, irrité du bruit dont René avait été l’objet, ordonna d’exécuter sur-le-champ la sentence et de transporter le prisonnier à bord de la frégate.

René connut presque à la fois le jugement qui le condamnait à sortir de la Louisiane et l’ordre de l’exécution immédiate de ce jugement ; il se serait réjoui de mourir, il fut consterné d’être banni. Renvoyer en France le frère d’Amélie, c’était le reporter à la source de ses maux. Cet homme, étranger sur ce globe, cherchait en vain un coin de terre où il pût reposer sa tête : partout où il s’était montré il avait créé des misères. Que trouverait-il en Europe ? une femme malheureuse. Que laisserait-il en Amérique ? une femme malheureuse. Dans le monde et dans le désert son passage avait été marqué par des souffrances. La fatalité qui s’attachait à ses pas le repoussait des deux hémisphères ; il ne pouvait aborder à un rivage qu’il n’y soulevât des tempêtes : sans patrie entre deux patries, à cette âme isolée, immense, orageuse, il ne restait d’abri que l’Océan.

En vain René demanda à ne pas subir le supplice