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dienne, tu es une matrone ; tu dois être la lumière du Conseil des guerriers blancs, si j’en juge par ton hospitalité. À toi appartient la natte ; moi je ne suis encore qu’une jeune mère.

En disant cela, Céluta s’assit sur la pierre du foyer, débarrassa sa fille de ses langes trempés d’eau, et la présenta à la flamme.

— Bon ! voici un enfant à présent ! s’écrie la vieille dans la langue de la sœur d’Outougamiz. Tu es Natchez ? J’ai été longtemps aux Natchez ; mais, pauvre chétive créature, comme tu es mouillée ! que tu as l’air malade ! Et puis voilà un enfant !

Céluta fondit en larmes en entendant des paroles si affectueuses prononcées dans la langue de son pays ; elle se jeta au cou de la matrone. « Attends, attends, » dit celle-ci. Elle courut en trébuchant à son lit, en arracha la couverture, qu’elle vint chauffer au feu, dépouilla malgré elle Céluta d’une partie de ses vêtements et l’enveloppa avec le nourrisson dans la couverture brûlante.

— Vénérable femme blanche, aussi bonne que la femme noire du fort, disait Céluta, je suis bien malheureuse de ne t’avoir pas reçue dans ma cabane aux Natchez.

La femme blanche n’écoutait pas ; elle préparait du lait dans une calebasse. Elle l’offrit à l’Indienne, qui fut obligée d’y porter ses lèvres, afin de ne pas déplaire à son hôtesse.

La vieille prit alors la petite Amélie, et la déposa dans son tablier ; chantant d’une voix cassée, elle faisait danser devant la flamme l’enfant, qui souriait. Céluta regardait ces jeux avec des yeux de mère, tandis que toutes ses pensées se reportaient vers son mari.

— Jacques était tout comme cela quand il était petit, dit la vieille, bon enfant ! ne pleurant jamais ! Il avait seulement les cheveux plus noirs que ceux de cette mignonne.

— Quel était ce Jacques, ma mère ? » dit Céluta.

— Comment ! reprit la vieille femme avec vivacité, Jacques mon fils ! tout le monde le connaît, un des plus beaux grenadiers qui soient dans les troupes du roi, et un des plus vaillants aussi. Le brave garçon ! c’est lui qui me nourrit ; sans lui je ne pourrais pas vivre, car je suis trop vieille pour travailler. Je suis bien fâchée de n’avoir pas la dernière lettre que mon fils m’écrivait, je te la lirais : si le capitaine d’Artaguette savait ce que Jacques dit de lui, il serait bien fier. Ils ont été ensemble, Jacques et le capitaine, chercher un gentilhomme appelé René dans une grande caverne… »

Céluta interrompit cette effusion de la tendresse et de l’orgueil maternels en jetant de nouveau ses beaux bras autour de son hôtesse. « Grand-Esprit, s’écria-t-elle en sanglotant, tu es la mère de ce pauvre guerrier compagnon de mon frère d’Artaguette ! C’est la mère de ce guerrier qui me reçoit dans sa cabane !

— Qu’as-tu, » demanda la vieille. « Ce que j’ai, dit Céluta : ne suis-je pas la femme de René ? »

— Comment ! s’écria à son tour la mère de Jacques, tu serais cette Céluta qui a sauvé le capitaine, et à cause de cela ils veulent tuer ton mari ! » Le coup frappa Céluta au cœur : elle s’évanouit.

Ayant bientôt repris ses sens par les soins de sa charitable hôtesse, elle lui dit : « Femme blanche, voilà le jour ; laisse-moi retourner à la hutte du sang, je veux rejoindre mon mari. » La vieille trouva que c’était juste : elle couvrit sa tête d’une petite cornette blanche et ses épaules d’un petit mantelet rouge ; elle prit sa béquille dans sa main, et se prépara à conduire l’Indienne à la prison.

— Je ne puis te blâmer, disait-elle à Céluta : si Jacques fait quelque chose de bien, et qu’il soit envoyé aux galères, j’irai aussi avec lui. »

Céluta, vêtue de nouveau de sa tunique indienne, et ayant enveloppé sa fille dans les peaux séchées, monta les degrés perpendiculaires qui conduisaient à la trappe ; la vieille la suivit avec peine : quand elles se trouvèrent dans la rue, l’orage était dissipé. Le soleil, émergeant d’une nuit sombre, éclairait le fleuve, les campagnes et la ville, de même que sortirent de leur demeure ténébreuse les deux merveilles de l’amour conjugal et de l’amour maternel.

— Nous touchons à la prison, dit la mère de Jacques, on ne t’en ouvrira pas la porte, et tu ne pourras pas parler à René : si tu m’en crois, nous irons plutôt chez le gouverneur. Céluta se laissa conduire par sa vénérable hôtesse.

Elles se mirent en route. Chemin faisant elles entendirent un bruit confus de cloches et de musique : la vieille se signa pour l’agonie que sonnait la cloche, et s’avança vers le palais du gouvernement, où la musique annonçait une fête.

En réjouissance du mariage prochain d’Adélaïde avec le défenseur de René, un bal avait été donné malgré le procès du frère d’Amélie et l’orage de la nuit : il était dans le caractère du gouverneur de ne rien changer aux choses préparées, quels que fussent les événements. Le bal durait encore lorsque le jour parut. La mère de Jacques et Céluta entrèrent dans les premières cours du palais ; les esclaves blancs et noirs, qui attendaient leurs maîtres, s’attroupèrent autour des étrangères : les éclats de rire et les insultes furent prodigués à l’infortune et à la jeunesse qui se présentaient sous la protection de la vieillesse et de l’indigence. « Si Jacques était ici, disait la vieille, comme il vous obligerait à me faire place ! »