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Le lendemain on trouva aux marges de la Bible quelques mots à peine lisibles. Auprès du quatrième verset du septième chapitre de l’ Ecclésiastique, on déchiffrait ces mots :

« Comme cela est vrai ! la tristesse du cœur est une plaie universelle ! Dans le chagrin toutes les parties du corps deviennent douloureuses ; les os meurtris ne trouvent plus de couche assez molle. Tout est triste pour le malheureux, tout saigne comme son cœur : c’est une plaie universelle ! »

D’autres passages étaient commentés dans le même esprit.

Ce premier verset du dixième chapitre de Job : mon âme est fatiguée de ma vie, était souligné.

Une des furieuses tempêtes de l’équinoxe du printemps s’était élevée pendant la nuit : les vents mugissaient ; les vagues du fleuve s’enflaient comme celles de la mer ; la pluie tombait en torrents. René crut distinguer des plaintes à travers le fracas de l’orage : il ferma la Bible, s’approcha de la fenêtre, écouta, et n’entendit plus rien. Comme il regagnait le fond de sa prison, les plaintes recommencèrent ; il retourna à la fenêtre : les accents de la voix d’une femme parvinrent alors distinctement à son oreille. Il dérange la planche qui recouvrait la grille de la croisée, regarde à travers les barreaux, et à la lueur d’un réverbère agité par le vent il croit distinguer une femme assise sur une borne en face de la prison : « Malheureuse créature ! lui cria René, pourquoi restez-vous exposée à l’orage ? Avez-vous besoin de quelque secours ? »

À peine avait-il prononcé ces mots qu’il voit l’espèce de fantôme se lever et accourir sous la tourelle. Le frère d’Amélie reconnaît le vêtement d’une femme indienne ; une lueur mobile du réverbère vient en même temps éclairer le visage pâle de Céluta ; c’était elle ! René tombe à genoux, et d’une voix entrecoupée de sanglots : « Dieu tout-puissant, dit-il, sauve cette femme ! » Céluta a entendu la voix de René ; les entrailles de l’épouse et de la mère tressaillent de douleur et de joie. La sœur d’Outougamiz fut quelques moments sans pouvoir prononcer une parole ; recouvrant enfin la voix, elle s’écrie. « Guerrier, où es-tu ? je ne te vois pas dans l’ombre et à travers la pluie. Excuse-moi ; je t’importune : je suis venue pour te servir. Voici ta fille. »

« Femme, répondit René, c’est trop de vertu ! retire-toi ; cherche un abri ; n’expose pas ta vie et celle de ta fille. Oh ! qui t’a conduite ici ? »

Céluta répondit : « Ne crains rien, je suis forte : ne suis-je pas Indienne ? Si j’ai fait quelque chose qui te déplaise, punis-moi, mais ne me renvoie pas. »

Cette réponse brisa le cœur de René : « Ma bien-aimée, lui dit-il, ange de lumière, fuis cette terre de ténèbres ; tu es ici dans un antre où les hommes te dévoreront. Du moins, pour le moment, tâche de trouver quelque retraite. Tu reviendras, si tu le veux, quand l’orage sera dissipé. »

Cette permission vainquit en apparence la résistance de Céluta. « Bénis ta fille, dit-elle à René, avant que je ne m’éloigne ; elle est faible : la pâture a manqué au petit oiseau, parce que son père n’a pu lui aller chercher des graines dans la savane. »

En disant cela, la mère ouvrit le méchant manteau chargé de pluie sous lequel elle tenait sa fille abritée ; elle éleva l’innocente créature vers la tourelle pour recevoir la bénédiction de René : René passa ses mains à travers les barreaux, les étendit sur la petite Amélie, et s’écria : « Enfant ! ta mère te reste. »

Céluta cacha de nouveau son trésor dans son sein, et feignit de se retirer, mais elle n’essaya point de retourner aux pirogues qui l’avaient amenée, et elle s’arrêta à quelque distance de la prison.

Céluta, Mila et Outougamiz étaient arrivés au fort Rosalie au moment où Adario, après avoir étouffé son fils, venait d’être plongé dans les cachots : ils furent arrêtés, comme parents et complices du sachem et de René. La colonie se croyait au moment d’être attaquée par les Natchez : on ne voyait que des hommes et des femmes occupés à mettre à l’abri les meubles et les troupeaux de leurs habitations, à élever des redoutes, à creuser des fossés tandis que les soldats, sous les armes, occupaient toutes les avenues du fort. Le mouvement de la foule avait séparé Céluta de Mila et d’Outougamiz : celui-ci, en voulant défendre l’Indienne dont l’extrême gentillesse provoquait la grossièreté d’une troupe d’habitants débauchés, fut traité de la manière la plus barbare.

Chactas n’était plus au fort Rosalie quand la fille de Tabamica y vint chercher des renseignements sur le voyage de René. Les jeunes sauvages avaient enlevé le sachem au milieu du tumulte, et l’avaient remporté aux Natchez ; mais Céluta retrouva son protecteur accoutumé. Le péril, qui paraissait imminent, avait forcé Chépar de lever les arrêts de d’Artaguette : le capitaine rencontra Céluta comme Fébriano la faisait traîner en prison, avec une espérance impure qu’il ne dissimulait point. « Je réclame ma sœur, dit d’Artaguette en poussant rudement Fébriano ; j’en répondrai au commandant. Quant à vous, monsieur, ajouta-t-il en regardant le misérable soldat jusqu’au fond de l’âme, vous savez où me trouver. » Après avoir conduit Céluta dans une maison au bord du fleuve, le capitaine envoya le grenadier Jacques chercher la négresse Glazirne, qui parlait