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mélie ; on voyait se répéter sur le visage de cette jeune femme tous les mouvements de crainte ou d’espérance que le prisonnier faisait éprouver à son cœur.

« Avez-vous porté les armes contre les Français, dit le gouverneur.

— Je ne me suis point trouvé au combat des Natchez, répondit René, j’étais alors dans les rangs des guerriers qui marchaient contre les Illinois ; mais si j’avais été au grand village, je n’aurais pas hésité à combattre pour ma nouvelle patrie… Le gouverneur se leva, et dit : « C’est au conseil de guerre à prononcer. » Il ordonna de déposer l’étranger à la prison militaire.

René fut conduit à la prison, et le lendemain transféré de la prison au conseil. On lui avait nommé un défenseur, mais il refusa de s’entretenir avec lui, et ne le voulut pas même voir. Ce défenseur, Pierre de Harlay, ami du capitaine d’Artaguette, était au moment d’épouser Adélaïde ; il partageait avec la fille du gouverneur l’attrait qu’elle se sentait pour René : le refus même que celui-ci avait fait de l’entendre ne le rendit que plus ardent dans la cause d’un homme ressemblant si peu aux autres hommes.

La salle du conseil était pleine de tout ce qu’il y avait de plus puissant dans la colonie. Les militaires chargés de l’instruction du procès firent à René les questions d’usage ; quelques lettres du commandant du fort Rosalie furent produites contre lui. On lui demanda ce que signifiaient les phrases écrites sur ses tablettes, si ce nom d’Amélie n’était point un nom emprunté et cachant quelque mystère ; l’infortuné jeune homme pâlit. Une joie cruelle s’était glissée au fond de son cœur : se sentir innocent et être condamné par la loi était, dans la nature des idées de René, une espèce de triomphe sur l’ordre social. Il ne répondit que par un sourire de mépris aux accusations de trahison : il fit l’éloge le plus touchant de Céluta, dont on avait prononcé le nom. Il répéta qu’il était venu uniquement pour solliciter la délivrance d’Adario, oncle de sa femme, et qu’on pouvait au reste faire de lui tout ce qu’il plairait à Dieu.

Harlay se leva :

— Mon client, dit-il, n’a pas plus voulu s’expliquer avec moi qu’avec ses juges ; il a refusé de se défendre ; mais n’est-il pas aisé de trouver dans ses courtes réponses quelques mots qui jettent de la lumière sur un complot infâme ? Avec quelle vivacité il a parlé de l’Indienne unie à son sort ! Et quelle est cette femme ? C’est cette Céluta, connue de toute la colonie pour avoir arraché aux flammes un de nos plus braves officiers. Ne serait-il pas possible que la beauté de cette généreuse sauvage eût allumé des passions qui poursuivent aujourd’hui leur vengeance sur la tête d’un innocent ? Je n’avance point ceci sur de simples conjectures. Cette nuit même j’ai examiné tous les papiers ; j’ai fait des recherches, et je me suis procuré la lettre que je vais lire au conseil. »

Ici Pierre de Harlay lut une lettre datée du fort Rosalie : cette lettre était écrite par le grenadier Jacques à sa mère, qui demeurait à la Nouvelle-Orléans. Le soldat exprimait, dans toute la franchise militaire, son admiration pour son capitaine d’Artaguette, son estime pour René, sa compassion pour Céluta, son mépris pour Fébriano et pour Ondouré.

« Cette lettre, s’écria le défenseur de René, porte un caractère d’honnêteté et de vérité auquel on ne se peut méprendre. La justice doit-elle aller si vite ? N’est-il pas de son devoir d’entendre les témoins en faveur de l’accusé ? Je sais qu’une commission militaire juge sans appel et sommairement, mais cette procédure rapide n’exclut pas l’équité. Je ne veux pour preuve de l’innocence de l’accusé que la démarche qui le livre aujourd’hui au glaive des lois. Quoi ! vous accepteriez cette tête qu’il est venu vous offrir pour la tête d’un vieillard ? Il est aisé de persécuter un homme sans amis et sans protecteurs ; il est aisé de lui prodiguer les épithètes de vagabond et de traître : la seule présence de mon client a déjà donné un démenti à ces basses calomnies. Enfin, quand on s’obstinerait dans une accusation qui ne porte que sur des faits dénués de preuve, je soutiens que René n’est plus Français et qu’il ne vous appartient pas de le juger.

J’ignore quels motifs ont pu porter l’homme qui comparait aujourd’hui devant vous à quitter la France ; mais que l’on ait le droit de changer de patrie, c’est ce que l’on ne saurait contester. Des tyrans m’auront enchaîné, des ennemis m’auront persécuté, j’aurai été trompé dans mes affections, et il ne me serait pas permis d’aller chercher ailleurs la liberté, le repos et l’oubli de l’amitié trahie ! La nature serait donc plus généreuse que les hommes, elle qui ouvre ses déserts à l’infortuné, elle qui ne lui dit pas : « Tu habiteras telle forêt ou telle autre, » mais qui lui dit : « Choisis les abris les plus convenables aux dispositions de ton âme. » Soutiendriez-vous que les sauvages de la Louisiane sont sujets du roi de France ? Abandonnez cette odieuse prétention. Assez longtemps ont été opprimés ces peuples qui jouissaient du bonheur et de l’indépendance, avant que nous eussions introduit la servitude et la corruption dans leur terre natale. Soldats-juges, vous portez aujourd’hui deux épées ; Dieu vous a remis le glaive de sa puissance et celui de sa justice ; prenez garde de les lui rendre chés