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même, conduit au fort, a été vendu comme esclave. Nous tâcherons de réparer le mal : vous ne feriez que l’aggraver en tombant entre les mains de nos ennemis. »

L’étonnement et l’indignation soulevaient la poitrine de René : « Capitaine, dit-il, tandis qu’on égorge mes amis, ce n’est pas sans doute sérieusement que vous me proposez la fuite. Adario esclave ! son fils massacré ! Et ma femme et ma fille, que sont-elles devenues ? Courons les défendre ; soulevons la nation ; délivrons la terre généreuse qui m’a donné l’hospitalité !… »

— Nous prendrons soin de votre femme, de votre fille, de Chactas, de tous vos amis, dit d’Artaguette en interrompant René ; mais vous les perdrez dans ce moment si vous vous obstinez à vous montrer. Partez, encore une fois ; épargnez-moi le malheur de vous voir saisir sous mes yeux. Songez que vous exposez ce brave grenadier.

— Quelle vie que la mienne ! s’écria René avec l’accent du désespoir ; puis tout à coup : « Eh bien, généreux d’Artaguette ! je ne vous exposerai point ; je n’exposerai point ce brave grenadier ; je ne compromettrai point, comme vous me le dites, ma femme, ma fille, Chactas et mes amis ; mais ne me comptez pas ébranler dans la résolution que je viens de prendre. Je ne suis point un scélérat, obligé de me cacher le jour dans les cavernes, la nuit dans les forêts. J’accepte votre pirogue, je pars, je descends à la Nouvelle-Orléans, je me présente au gouverneur, je demande quel est mon crime, je propose ma tête pour celle d’Adario : j’obtiendrai sa grâce ou je périrai. »

Le capitaine, en admirant la résolution de René, tâcha de le dissuader de la suivre : « Vos ennemis, lui dit-il, sont de petits hommes : ils ne sentiront ni votre mérite ni le prix de votre action. Étranger, inconnu, sans protecteurs, vous ne réussirez pas, vous ne parviendrez même pas à vous faire entendre. Je ne le vous puis cacher : d’après les calomnies répandues contre vous, d’après la puissance de vos calomniateurs, la rigueur de l’autorité militaire dans une colonie nouvelle peut vous être funeste.

— Tant mieux ! répondit brusquement le frère d’Amélie ; le fardeau est trop pesant, et je suis las. Je vous recommande Céluta, sa fille, ma seconde Amélie !… Chactas, mon second père !… » Puis, se tournant vers Outougamiz, qui n’avait rien compris à leur langage français, il lui dit en natchez :

« Mon ami, je vais faire un voyage ; quand nous reverrons-nous ? qui le sait ? peut-être dans un lieu où nous aurons plus de bonheur : il n’y a rien sur la terre qui soit digne de ta vertu.

— Tu peux partir, si tu veux, répond Outougamiz, mais tu sais bien que je vais te suivre et te retrouver. Je vais aller chercher Mila, qui a plus d’esprit que moi ; j’apprendrai par elle ce que tu ne me dis pas. »

On entendit le bruit des armes. « Je ne cherche plus à vous retenir, dit le capitaine. J’écrirai pour vous à mon frère le général et à mon ami le conseiller Harlay. » D’Artaguette ordonne au grenadier de sortir de la pirogue ; il y fait entrer René ; celui-ci, repoussant le rivage avec un aviron, est entraîné par le cours du fleuve.

Fébriano ne trouva plus le frère d’Amélie ; il rencontra seulement le capitaine d’Artaguette et le grenadier ; il ne douta point que René ne dût son salut à leur dévouement : il y a des hommes qu’on peut toujours accuser d’avoir fait le bien, comme il y en a d’autres qu’on peut toujours soupçonner d’avoir fait le mal. D’Artaguette jeta un regard de mépris à Fébriano, qui n’y répondit que par un geste menaçant adressé à Jacques. Outougamiz, en voyant s’éloigner le frère d’Amélie, s’était dit : « Je le suivrais bien à la nage ; mais il faut que je consulte Mila. » Et il était allé consulter Mila.

On peut juger du soulagement de Céluta quand, après de longues heures d’attente, elle vit accourir sa jeune amie, dont le visage riant annonçait de loin que le guerrier blanc était en sûreté. « Céluta, s’écria Mila toute haletante, tu aurais été assise trois lunes de suite à pleurer que tu n’aurais rien trouvé. Moi, j’ai été tout droit, sans qu’on me le dît, à la grotte où était mon libérateur ; Outougamiz y arrivait en même temps que moi. Grand-Esprit ! j’aurais eu tant de peur si je n’avais eu tant de plaisir ! Imagine-toi que ton frère garde ton mari dans la grotte où ils parlent comme deux aigles. »

Céluta comprit sur-le-champ que René était dans la caverne funèbre avec Outougamiz. Elle embrassa la petite Indienne, lui disant : « Charmante enfant, tu me fais à présent autant de bien que tu m’as fait de mal.

— Je t’ai fait du mal ! repartit Mila. Comment ? Est-ce que tu ne veux pas que j’épouse ton frère Outougamiz le Simple ? Nous venons pourtant de nous promettre de nous marier dans la grande caverne. » Et Mila fuit de nouveau, disant : « Je reviens, je reviens ; mais il faut que je m’aille montrer à ma mère. »

Céluta remplit une corbeille de gâteaux et de fruits, suspendit sa fille à ses épaules, et, appuyée sur un roseau, s’avança vers la grotte des Ancêtres. Il était plus de minuit lorsqu’elle y arriva : elle ne se put défendre d’une secrète terreur, à l’abord de ce lieu redoutable. Elle s’arrête, écoute : aucun bruit ne frappe son oreille ; elle nomme à voix basse Outougamiz, n’osant nommer René : aucune voix ne répond à sa voix.