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nes, livraient ces femmes à des regards encore plus odieux que ceux de l’avarice. Des femmes blanches, instruites dans l’abominable trafic, prononçaient sur la valeur des effets à vendre.

« Ce vieillard, disait un colon en frappant le sachem de son bambou, ne vaut pas une pièce d’or : il est mutilé de la main gauche ; il est criblé de blessures ; il est plus que sexagénaire ; il n’a pas trois années à servir. »

— D’ailleurs, disait un autre colon, qui cherchait à ravaler l’objet de l’encan pour l’obtenir à bas prix, ces sauvages sont des brutes qui ne valent pas le quart d’un nègre : ils aiment mieux se laisser mourir que de travailler pour un maître. Quand on en sauve un sur dix, on est bien heureux. »

Discutant de la sorte, on tâtait les épaules, les flancs, les bras d’Adario. « Touche-moi, misérable, disait l’Indien, je suis d’une autre espèce que toi ! »

— Je n’ai point vu de plus insolent vieillard ! » s’écria un des courtiers de chair humaine ; et il rompit sa gaule de frêne sur la tête du sachem.

On fit ensuite des remarques sur les femmes : la mère était vieille, affaiblie par le chagrin ; elle n’aurait plus d’enfants. La fille valait un peu mieux, mais elle était délicate, et les premiers six mois de travail la tueraient. L’enfant, qu’on arracha tout nu à la mère, fut à son tour examiné : il avait les membres gros ; il promettait de grandir : « Oui, dit un brocanteur, mais c’est un capital avancé sans rentrée certaine ; il faut nourrir cela en attendant. »

La mère suivait, avec des yeux où se peignait la plus tendre sollicitude, les mouvements qu’on faisait faire à son fils ; elle craignait qu’on ne l’en séparât pour toujours. Une fois l’enfant, trop serré, poussa un cri : l’Indienne s’élança pour reprendre le fruit de ses entrailles ; on la repoussa à coups de fouet : elle tomba, toute sanglante, la face contre terre, ce qui fit rire aux éclats l’assemblée. On lui rejeta pourtant son fils, dont les membres étaient à moitié disloqués. Elle le prit, l’essuya avec ses cheveux et le cacha dans son sein. Le marché fut conclu : on rendit les vêtements à la famille.

Adario s’attendait à être brûlé ; quand il sut qu’il était esclave, sa constance pensa l’abandonner : ses yeux cherchaient un poignard, mais on lui avait enlevé tout moyen de s’affranchir. Un soupir, ou plutôt un rugissement s’échappa du fond de la poitrine du sachem lorsqu’on le conduisit aux cases des nègres, en attendant le jour du travail. Là, avec sa famille, Adario vit danser et chanter autour de lui ces Africains qui célébraient la bienvenue d’un Américain, enchaîné avec eux par des Européens sur le sol où il était né. Dans ce troupeau d’hommes se trouvait le nègre Imley, accusé de vouloir soulever ses compagnons de servitude : on ne l’avait pu convaincre de ce crime ou de cette vertu ; il en avait été quitte pour cinquante coups de fouet. Il serra secrètement la main d’Adario.

Cette même nuit, qui plaçait ce sachem au rang des esclaves, apportait de nouveaux chagrins à Outougamiz : il ne pouvait plus prolonger l’erreur du frère d’Amélie, ni le retenir sous un vain prétexte dans la grotte funèbre : il se détermina donc à rompre le silence.

« Tu m’as fait faire, dit-il à René, le premier mensonge de ma vie. Je ne suis point malade, et Mila ne m’avait pas donné de rendez-vous ici. Son bon génie, qui ne ressemble cependant pas au mien, lui avait découvert ta retraite, et nous étions accourus pour t’obliger à te cacher.

— Me cacher ! dit René, tu sais que ce n’est guère ma coutume.

— C’est bien pour cela, répondit Outougamiz, que j’ai menti. Je savais que je te fâcherais si je te proposais de rester dans la caverne ; pourtant Chactas t’ordonnait d’y rester. »

Outougamiz fit à sa manière le récit de ce qui s’était passé aux Natchez, ajoutant qu’Adario aurait certainement pris le parti de se retirer, afin de mieux se préparer à combattre.

« Je n’en crois rien, dit René se levant et saisissant ses armes ; mais allons défendre Céluta, qui ignore où je suis et qui doit être dans une vive inquiétude.

— Et pourquoi donc, reprit Outougamiz, Mila nous a-t-elle quittés ? Elle a plus d’esprit que toi et que moi, et elle vole comme un oiseau. »

René voulut sortir de la grotte ; Outougamiz se jette au-devant de lui. « Il n’y a pas encore assez longtemps que le soleil est couché, dit le jeune sauvage ; attends quelques moments de plus. Tu sais que c’est la nuit que je te délivre. »

Ce mot arrêta le frère d’Amélie, qui pressa Outougamiz dans ses bras.

Ils ouïrent alors dans les eaux du fleuve le bruit d’une pirogue ; cette pirogue aborde presque aussitôt à la grotte : elle était conduite par le grenadier Jacques et par d’Artaguette lui-même. Le capitaine saute sur le rocher, et dit à René :

« Vous êtes découvert ; Ondouré vous a fait suivre ; il vient d’indiquer au commandant le lieu de votre retraite. Instruit, par le hasard, de cette nouvelle, j’ai forcé mes arrêts pendant la nuit ; je me suis jeté dans cette pirogue avec Jacques ; grâce au ciel, nous arrivons les premiers ! Mais fuyez ! il y a des vivres dans l’embarcation ; traversez le fleuve, vous serez en sûreté sur l’autre bord. Ne balancez pas ! Adario n’a pas voulu se retirer, il a été pris avec sa famille : son fils a été tué à ses côtés ; le sachem lui-