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« Parle encore, dit Mila : c’est si triste et pourtant si doux, ce que tu dis ! »

René, ramenant ses regards dans l’intérieur de la caverne et les fixant sur un squelette, dit tout à coup : « Mila, pourrais-tu m’apprendre son nom ?

— Son nom ! répéta l’Indienne épouvantée, je ne le sais pas : ces morts se ressemblent tous.

— Tu me fais voir ce que je n’aurais jamais vu seul, dit Outougamiz ; est-ce que les morts sont si peu de chose ? »

— La nature de l’homme est l’oubli et la petitesse, répondit le frère d’Amélie ; il vit et meurt ignoré. Dis-moi, Outougamiz, entends-tu l’herbe croître dans cette tête que j’approche de ton oreille ? Non sans doute. Eh bien, les pensées qui y végétaient autrefois ne faisaient pas plus de bruit à l’oreille de Dieu. L’existence coule à l’entrée du souterrain de la mort, comme le Meschacebé à l’entrée de cette caverne : les bords de l’étroite ouverture nous empêchent d’étendre nos regards au-dessus et au-dessous sur le fleuve de la vie ; nous voyons seulement passer devant nous une petite portion des hommes voyageant du berceau à la tombe dans leur succession rapide, sans que nous puissions découvrir où ils vont et d’où ils viennent.

— Je conçois bien ton idée, s’écria Mila. Si je disais à mon voisin, placé dans une autre caverne, au-dessus de celle où nous sommes : Voisin, as-tu vu passer ce flot qui était si brillant (je suppose une jeune fille) ? Il me répondrait peut-être : J’ai vu passer un flot troublé, car il s’est élevé de l’orage entre ma caverne et la tienne.

— Admirablement, Mila ! dit René oui ! tels nous paraissons en fuyant sur la terre ; notre éclat, notre bonheur, ne vont pas loin, et le flot de notre vie se ternit avant de disparaître.

— Voilà que tu m’enhardis, s’écria Mila. J’avais tant de peur en entrant dans la grotte ! Maintenant je pourrais toucher ce que je n’osais d’abord regarder. » La main de Mila prit la tête de mort que René n’avait pas replacée avec les autres. Elle en vit sortir des fourmis.

— La vie dans la mort, dit René : c’est par ce côté que le tombeau nous ouvre une vue immense. Dans ce cerveau qui contenait autrefois un monde intellectuel habite un monde qui a aussi son mouvement et son intelligence ; ces fourmis périront à leur tour. Que renaîtra-t-il de leur grain de poussière ? »

René cessa de parler. Animée par le premier essai de son esprit, Mila dit à Outougamiz :

« Je songeais que si j’allais t’épouser et que tu vinsses à mourir comme ceux qui sont ici, je serais si triste que je mourrais aussi.

— Je t’assure que je ne mourrai pas, dit vivement Outougamiz : si tu veux m’épouser, je te promets de vivre.

— Oui, dit Mila, belle promesse ! Avec ton amitié pour le guerrier blanc, tu me garderais bien ta parole ! »

Mila, qui avait oublié de rejeter la relique qu’elle tenait de la main de René, échauffait contre son sein l’effigie pale et glacée : les beaux cheveux de la jeune fille ombrageaient en tombant le front chauve de la mort. Avec ses joues colorées, ses lèvres vermeilles, les grâces de son adolescence, Mila ressemblait à ces roses de l’églantier qui croissent dans les cimetières champêtres et qui penchent leurs têtes sur la tombe.

Les grandes émotions, nées du spectacle de la grotte funèbre, l’ardente amitié du frère de Céluta pour René, avaient pu seules éloigner un moment de la pensée d’Outougamiz le souvenir du péril qui environnait ses parents et sa patrie : l’Indien fit un léger signe à Mila, qui comprit ce signe, et s’écria : « Qu’il y a longtemps que je suis ici ! Comme je vais être grondée ! » Et elle s’enfuit, non pour aller trouver sa mère, mais pour aller apprendre à Céluta que le guerrier blanc était en sûreté. Le frère de Céluta demeura auprès du frère d’Amélie ; feignant un peu de lassitude et de souffrance, il déclara qu’il se voulait reposer dans la grotte : c’était le moyen d’y retenir son ami.

Tandis qu’ils étaient renfermés dans ce tabernacle des morts, des scènes de deuil affligeaient le fort Rosalie.

Si Chactas, au lieu d’Adario, se fût trouvé prisonnier, il eût par de sages discours, consolé ses amis : mais Adario, muet et sévère, ne savait point faire parler avec grâce son cœur sur ses lèvres ; il songeait peu à sa famille, encore moins à lui-même ; toutes ses pensées, toutes ses douleurs étaient réservées à son pays.

Pour subir l’arrêt du conseil et pour être vendu à l’enchère, il avait été conduit sur la place publique, où la foule était assemblée. Sa femme et sa fille, qui portait son jeune fils dans ses bras, le suivaient en pleurant. Le sachem se tourna brusquement vers elles, et leur montra de la main les cabanes de la patrie : les deux femmes étouffèrent leurs sanglots. Un large cercle se forma autour de la famille indienne : les principaux marchands qui faisaient la traite des nègres et des Indiens s’avancèrent. On commença par dépouiller les esclaves. L’épouse et la fille d’Adario, cachant leur nudité de leurs mains, se pressaient honteuses et tremblantes contre le vieillard, dont le corps était tout couvert d’anciennes cicatrices et tout meurtri de nouveaux coups.

Les traitants, écartant les bras chastes des Indien-