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tenir éloigné des cabanes ; Chactas, avec le reste de la famille, se hâta de se rendre chez Adario.

Instruit du sort qu’on lui prépare, Adario refuse de fuir : il déploie une natte, s’assied à terre. Fatigué des cris qu’il entend : — Indigne famille ! dit-il d’une voix terrible, que me conseillez-vous ? Moi ! me cacher devant des brigands ! donner un tel exemple à la jeunesse ! Chactas, j’attendais d’autres sentiments d’un des pères de la patrie.

— De quelle utilité peut être à la patrie votre captivité ou votre mort ? répondit Chactas ; en vous retirant, au contraire, dès demain peut-être nous pourrons nous défendre contre les oppresseurs de notre liberté ; mais aujourd’hui le temps nous manque ; je ne sais quelle main perfide a écarté la plupart des jeunes guerriers…

— Non, dit Adario, je ne me retirerai point ; je vous laisse le soin de me venger.

Adario se lève et prend ses armes : sa famille n’ose s’opposer à son dessein. Le sachem se rassied : un profond silence règne autour de lui.

On entend au dehors le pas d’une troupe de concessionnaires conduits par Fébriano. À la gauche du sachem était son fils, derrière lui sa vieille épouse et sa jeune fille, mère d’un enfant qu’elle tenait dans ses bras ; devant lui Chactas, appuyé sur un bâton blanc.

Fèbriano entre, déploie un ordre, et commande à Adario de le suivre.

— Oui, je vais te suivre, répond le sachem ; je vois que tu m’as reconnu ; je t’ai fait assez peur le jour de la bataille pour que tu te souviennes de moi.

Adario s’élance de sa natte ; et appuie le bout d’un javelot sur la poitrine de Fébriano. Chactas, dont les regards ne dirigent plus les mains tremblantes, cherche en vain, dans la nuit qui l’environne, à détourner les coups et à faire entendre des paroles pacifiques. Le renégat recule, et sa troupe avance. Des cris s’échappent de la multitude remplissant les lieux d’alentour. Les femmes éplorées se suspendent aux fusils des concessionnaires Une voix s’élève, la bande armée tire, le fils d’Adario tombe mort à ses côtés. Le sachem se défend quelque temps derrière le corps de son fils ; Chactas, renversé, est foulé aux pieds. Une épaisse fumée monte dans les airs ; la cabane est en flammes : tout fuit. Lié des mains de Fébriano, Adario est conduit avec sa femme, sa fille et son petit-fils au fort Rosalie. D’autres sicaires du complice d’Ondouré, envoyés à la demeure de René, n’avaient trouvé que le silence et la solitude.

Les habitants de la colonie accoururent en foule sur le passage des prisonniers. Ceux-ci auraient inspiré une pitié profonde s’il ne suffisait pas d’être malheureux parmi les hommes pour en être haï et persécuté. D’Artaguette, qui avait refusé de conduire des soldats aux Natchez, subissait lui-même une captivité militaire, et ne pouvait plus être d’aucun secours à la famille enchaînée.

Le conseil de Chépar s’étant assemblé, Fébriano déclara qu’Adario s’était armé, qu’il avait méprisé les ordres du roi, et qu’on avait été obligé de l’enlever de vive force. Deux avis furent ouverts : le premier, de transporter le rebelle aux îles ; le second, de le vendre, avec sa famille, au fort Rosalie. Ce dernier avis l’emporta. Le commandant choisit le parti le plus violent comme le plus capable de frapper les Natchez d’une épouvante salutaire : l’imprudence et la dureté paraissent souvent aux esprits étroits de l’habileté et du courage. Il fut donc résolu qu’Adario, sa femme et ses enfants, seraient à l’instant même publiquement vendus, et employés aux travaux de la colonie.

Ondouré passa secrètement quelques heures au fort Rosalie : Fébriano l’informa du jugement rendu par le conseil ; le sauvage s’en réjouit, ainsi que du meurtre du fils d’Adario et de l’incendie de la cabane. Il regrettait seulement de n’avoir pu abattre du premier coup sa principale victime, mais il s’en consolait dans la pensée que René n’avait échappé à son sort que pour peu de temps.

L’Indien espérait trouver la rage des Natchez à son comble, et les esprits disposés à tout entreprendre : il ne se trompait pas. Revenu du fort Rosalie, il se rendit au lieu où Chactas, après l’enlèvement d’Adario, avait rassemblé les tribus : c’était au bord du lac des bois, dans l’endroit où Mila s’était endormie sur tes genoux de René.

Le chef parut avec un front triste au milieu de l’assemblée. Tous les yeux se tournèrent vers lui. Les jeunes guerriers, à peine de retour d’une longue chasse, s’écrièrent : — Tuteur du Soleil, que nous conseillez-vous ?

— Mon opinion, répondit modestement le rusé sauvage, est celle des sachems.

Les sachems louèrent cette modération, excepté Chactas, qui découvrit l’hypocrite.

— Que la Femme Chef s’explique, » dit-on de toutes parts.

— Ô malheureux Natchez ! dit Akansie, subjuguée et criminelle, on conspire ! » Et elle se tut.

« Il la faut forcer de parler ! » fut le cri de la foule, Alors Ondouré :

— Remarquez, ô guerriers ! que le fils adoptif de Chactas, que l’on représentait comme une des victimes désignées par Chépar, a pourtant été soustrait à la trahison de nos ennemis, tandis qu’Adario est dans les fers. Sachems et guerriers, avez-vous quelque confiance en moi ? »