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ainsi, sont toujours d’accord avec leurs sentiments, leur raison avec leurs passions. C’est pourquoi il n’y a chez eux ni accroissement ni diminution d’intelligence. Il sera aisé de suivre cette règle des accords dans les plantes et dans les minéraux.

Par quelle incompréhensible destinée l’homme seul est-il excepté de cette loi, si nécessaire à l’ordre, à la conservation, à la paix, au bonheur des êtres ? Autant l’harmonie des qualités et des mouvements est visible dans le reste de la nature, autant leur désunion est frappante dans l’homme. Un choc perpétuel existe entre son entendement et son désir, entre sa raison et son cœur. Quand il atteint au plus haut degré de civilisation, il est au dernier échelon de la morale : s’il est libre, il est grossier ; s’il polit ses mœurs, il se forge des chaînes. Brille-t-il par les sciences, son imagination s’éteint ; devient-il poëte, il perd sa pensée : son cœur profite aux dépens de sa tête, et sa tête aux dépens de son cœur. Il s’appauvrit en idées à mesure qu’il s’enrichit en sentiments ; il se resserre en sentiments à mesure qu’il s’étend en idées. La force le rend sec et dur ; la faiblesse lui amène les grâces. Toujours une vertu lui conduit un vice, et toujours, en se retirant, un vice lui dérobe une vertu. Les nations considérées dans leur ensemble présentent les mêmes vicissitudes : elles perdent et recouvrent tour à tour la lumière. On dirait que le génie de l’homme, un flambeau à la main, vole incessamment autour de ce globe, au milieu de la nuit qui nous couvre ; il se montre aux quatre parties de la terre, comme cet astre nocturne qui, croissant et décroissant sans cesse, diminue à chaque pas pour un peuple la clarté qu’il augmente pour un autre.

Il est donc raisonnable de soupçonner que l’homme, dans sa constitution primitive, ressembloit au reste de la création, et que cette constitution se formoit du parfait accord du sentiment et de la pensée, de l’imagination et de l’entendement. On en sera peut-être convaincu si l’on observe que cette réunion est encore nécessaire aujourd’hui pour goûter une ombre de cette félicité que nous avons perdue. Ainsi, par la seule chaîne du raisonnement et les probabilités de l’analogie, le péché originel est retrouvé, puisque l’homme tel que nous le voyons n’est vraisemblablement pas l’homme primitif. Il contredit la nature : déréglé quand tout est réglé, double quand tout est simple, mystérieux, changeant, inexplicable, il est visiblement dans l’état d’une chose qu’un accident a bouleversée : c’est un palais écroulé et rebâti avec ses ruines : on y voit des parties sublimes et des parties hideuses, de magnifiques péristyles qui n’aboutissent à rien, de hauts portiques et des voûtes abaissées, de fortes lumières et de profondes ténèbres :