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« les anges conversoient avec l’homme, en telle forme que Dieu permettoit, et sous la figure des animaux. Ève donc ne fut point surprise d’entendre parler le serpent, comme elle ne le fut pas de voir Dieu même paroître sous une forme sensible ». Bossuet ajoute : « Pourquoi Dieu détermina-t-il l’ange superbe à paroître sous cette forme plutôt que sous une autre ? Quoiqu’il ne soit pas nécessaire de le savoir, l’Écriture nous l’insinue, en disant que le serpent étoit le plus fin de tous les animaux, c’est-à-dire celui qui représentoit mieux le démon dans sa malice, dans ses embûches, et ensuite dans son supplice. »

Notre siècle rejette avec hauteur tout ce qui tient de la merveille ; mais le serpent a souvent été l’objet de nos observations, et, si nous osons le dire, nous avons cru reconnoître en lui cet esprit pernicieux et cette subtilité que lui attribue l’Écriture, Tout est mystérieux, caché, étonnant, dans cet incompréhensible reptile. Ses mouvements diffèrent de ceux de tous les autres animaux ; on ne sauroit dire où gît le principe de son déplacement, car il n’a ni nageoires, ni pieds, ni ailes, et cependant il fuit comme une ombre, il s’évanouit magiquement, il reparoît, et disparoît ensuite, semblable à une petite fumée d’azur et aux éclairs d’un glaive dans les ténèbres. Tantôt il se forme en cercle, et darde une langue de feu ; tantôt, debout sur l’extrémité de sa queue, il marche dans une attitude perpendiculaire, comme par enchantement. Il se jette en orbe, monte et s’abaisse en spirale, roule ses anneaux comme une onde, circule sur les branches des arbres, glisse sous l’herbe des prairies, ou sur la surface des eaux. Ses couleurs sont aussi peu déterminées que sa marche : elles changent aux divers aspects de la lumière, et, comme ses mouvements, elles ont le faux brillant et les variétés trompeuses de la séduction.

Plus étonnant encore dans le reste de ses mœurs, il sait, ainsi qu’un homme souillé de meurtre, jeter à l’écart sa robe tachée de sang, dans la crainte d’être reconnu. Par une étrange faculté, il peut faire rentrer dans son sein les petits monstres que l’amour en a fait sortir. Il sommeille des mois entiers, fréquente des tombeaux, habite des lieux inconnus, compose des poisons qui glacent, brûlent ou tachent le corps de sa victime des couleurs dont il est lui-même marqué. Là il lève deux têtes menaçantes, ici il fait entendre une sonnette ; il siffle comme un aigle de montagne ; il mugit comme un taureau. Il s’associe naturellement aux idées morales ou religieuses, comme par une suite de l’influence qu’il eut sur nos destinées : objet d’horreur ou d’admiration, les hommes ont pour lui une haine implacable, ou tombent devant son génie ; le mensonge l’appelle, la prudence le réclame,