Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/499

Cette page n’a pas encore été corrigée

d’une vaste propriété ? Ce n’était pas là leur but : elles allaient au milieu des forêts et des guerres sanglantes, fonder des hôpitaux pour des sauvages ennemis.

En Europe, nous tirons le canon en signe d’allégresse pour annoncer la destruction de plusieurs milliers d’hommes ; mais dans les établissements nouveaux et lointains, où l’on est plus près du malheur et de la nature, on ne se réjouit que de ce qui mérite en effet des bénédictions, c’est-à-dire des actes de bienfaisance et d’humanité. Trois pauvres hospitalières, conduites par madame de La Peltrie, descendent sur les rives canadiennes, et voilà toute la colonie troublée de joie. " Le jour de l’arrivée de personnes si ardemment désirées, dit Charlevoix, fut pour toute la ville un jour de fête ; tous les travaux cessèrent et les boutiques furent fermées. Le gouverneur reçut les héroïnes sur le rivage à la tête de ses troupes, qui étaient sous les armes, et au bruit du canon ; après les premiers compliments il les mena, au milieu des acclamations du peuple, à l’église, où le Te Deum fut chanté…

" Ces saintes filles, de leur côté, et leur généreuse conductrice, voulurent, dans le premier transport de leur joie, baiser une terre après laquelle elles avaient si longtemps soupiré, qu’elles se promettaient bien d’arroser de leurs sueurs et qu’elles ne désespéraient pas même de teindre de leur sang. Les Français mêlés avec les sauvages, les infidèles mêmes confondus avec les chrétiens, ne se lassaient point et continuèrent plusieurs jours à faire retentir tout de leurs cris d’allégresse, et donnèrent mille bénédictions à celui qui seul peut inspirer tant de force et de courage aux personnes les plus faibles. A la vue des cabanes sauvages où l’on mena les religieuses le lendemain de leur arrivée, elles se trouvèrent saisies d’un nouveau transport de joie ; la pauvreté et la malpropreté qui y régnaient ne les rebutèrent point, et des objets si capables de ralentir leur zèle ne le rendirent que plus vif : elles témoignèrent une grande impatience d’entrer dans l’exercice de leurs fonctions.

" Madame de La Peltrie, qui n’avait jamais désiré d’être riche et qui s’était faite pauvre d’un si bon cœur pour Jésus-Christ, ne s’épargnait en rien pour le salut des âmes. Son zèle la porta même à cultiver la terre de ses propres mains pour avoir de quoi soulager les pauvres néophytes. Elle se dépouilla en peu de jours de ce qu’elle avait réservé pour son usage, jusqu’à se réduire à manquer du nécessaire pour vêtir les enfants qu’on lui présentait presque nus ; et toute sa vie, qui fut assez longue, ne fut qu’un tissu d’actions les plus héroïques de la charité[1]. "

  1. Hist. de la Nouv.-France, liv. V, p. 207, t, 1, in-4 o. (N.d.A.)