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Dans l’endroit où mon maître gisait étendu s’élève tout à coup un grand sépulcre, qui, sortant du sein de la terre, embrasse le corps du jeune prince, et se referme sur lui… Une courte inscription rappelle au voyageur le nom et les vertus du héros. Je ne pouvais arracher mes yeux de ce monument, et je contemplais tour à tour et les caractères et le marbre funèbre.

" Ici, dit le vieillard, le corps de ton général reposera auprès de ses fidèles amis, tandis que leurs âmes généreuses jouiront, en s’aimant dans les cieux, d’une gloire et d’un bonheur éternel[1]. "

Mais le chevalier qui avait formé dans sa jeunesse ces liens héroïques qui ne se brisaient pas même avec la vie n’avait point à craindre de mourir seul dans les déserts : au défaut des miracles du ciel, ceux de l’amitié le suivaient. Constamment accompagné de son frère d’armes, il trouvait en lui des mains guerrières pour creuser sa tombe et un bras pour le venger. Ces unions étaient confirmées par les plus redoutables serments : quelquefois les deux amis se faisaient tirer du sang, et le mêlaient dans la même coupe ; ils portaient pour gage de leur foi mutuelle ou un cœur d’or, ou une chaîne, ou un anneau. L’amour pourtant, si cher aux chevaliers, n’avait dans ces occasions que le second droit sur leurs âmes, et l’on secourait son ami de préférence à sa maîtresse.

Une chose néanmoins pouvait dissoudre ces nœuds, c’était l’inimitié des patries. Deux frères d’armes de diverses nations cessaient d’être unis dès que leurs pays ne l’étaient plus. Hue de Carvalay, chevalier anglais, avait été l’ami de Bertrand Du Guesclin : lorsque le prince Noir eut déclaré la guerre au roi Henri de Castille, Hue fut obligé de se séparer de Bertrand ; il vint lui faire ses adieux, et lui dit :

" Gentil sire, il nous convient despartir. Nous avons été ensemble en bonne compagnie, et avons toujours eu du vostre à nostre (de l’argent en commun), si pense bien que j’ai plus receu que vous : et pour ce vous prie que nous en comptions ensemble…- Si, dit Bertrand, ce n’est qu’un sermon, je n’ai point pensé à ce compte… il n’y a que du bien à faire : raison donne que vous suiviez votre maître. Ainsi le doit faire tout preudhomme : bonne amour fust l’amour de nous, et aussi en sera la despartie, dont me poise qu’il convient qu’elle soit. Lors le baisa Bertrand et tous ses compagnons aussi : moult fut piteuse la despartie[2]. " Ce désintéressement des chevaliers, cette élévation d’âme, qui mérita à quelques-uns le glorieux surnom de sans reproche, couronnera le tableau de leurs vertus chrétiennes. Ce même Du Guesclin, la fleur et

  1. Ger. Lib., Cant. VIII. (N.d.A.)
  2. Vie de Bertrand Du Guesclin. (N.d.A.)