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son génie. Tacite, Machiavel et Montesquieu ont formé une école dangereuse, en introduisant ces mots ambitieux, ces phrases sèches, ces tours prompts qui, sous une apparence de brièveté, touchent à l’obscur et au mauvais goût.

Laissons donc ce style à ces génies immortels, qui, par diverses causes, se sont créé un genre à part ; genre qu’eux seuls pouvaient soutenir et qu’il est périlleux d’imiter. Rappelons-nous que les écrivains des beaux siècles littéraires ont ignoré cette concision affectée d’idées et de langage. Les pensées des Tite-Live et des Bossuet sont abondantes et enchaînées les unes aux autres ; chaque mot chez eux naît du mot qui l’a précédé et devient le germe du mot qui va le suivre. Ce n’est pas par bonds, par intervalles et en ligne droite que coulent les grands fleuves (si nous pouvons employer cette image) ils amènent longuement de leur source un flot qui grossit sans cesse ; leurs détours sont larges dans les plaines ; ils embrassent de leurs orbes immenses les cités et les forêts, et portent à l’Océan agrandi des eaux capables de combler ces gouffres.


Chapitre IV - Pourquoi les Français n’ont que des Mémoires

Autre question qui regarde entièrement les Français : pourquoi n’avons-nous que des mémoires au lieu d’histoire, et pourquoi ces mémoires sont-ils pour la plupart excellents ?

Le Français a été dans tous les temps, même lorsqu’il était barbare, vain, léger et sociable. Il réfléchit peu sur l’ensemble des objets, mais il observe curieusement les détails, et son coup d’œil est prompt, sûr et délié : il faut toujours qu’il soit en scène, et il ne peut consentir, même comme historien, à disparaître tout à fait. Les mémoires lui laissent la liberté de se livrer à son génie. Là, sans quitter le théâtre, il rapporte ses observations, toujours fines et quelquefois profondes. Il aime à dire : J’étais là, le roi me dit… J’appris du prince… Je conseillai, je prévis le bien, le mal. Son amour-propre se satisfait ainsi ; il étale son esprit devant le lecteur, et le désir qu’il a de se montrer penseur ingénieux le conduit souvent à bien penser. De plus, dans ce genre d’histoire il n’est pas obligé de renoncer à ses passions, dont il se détache avec peine. Il s’enthousiasme pour telle ou telle cause, tel ou tel personnage ; et, tantôt insultant le parti opposé, tantôt se raillant du sien, il exerce à la fois sa vengeance et sa malice.