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autres ? Quelle ignorance est la leur, et qu’il serait aisé de les confondre, si, faibles et présomptueux, ils ne craignaient point d’être instruits ! car pensent-ils avoir vu mieux les difficultés à cause qu’ils y succombent, et que les autres qui les ont vues les ont méprisées ? Ils n’ont rien vu, ils n’entendent rien, ils n’ont pas même de quoi établir le néant auquel ils espèrent après cette vie, et ce misérable partage ne leur est pas assuré. "

Et quels rapports moraux, politiques ou religieux se sont dérobés à Pascal ? quel côté de choses n’a-t-il point saisi ? S’il considère la nature humaine en général, il en fait cette peinture si connue et si étonnante : " La première chose qui s’offre à l’homme quand il se regarde, c’est son corps, etc. " Et ailleurs : " L’homme n’est qu’un roseau pensant, etc. " Nous demandons si dans tout cela Pascal s’est montré un faible penseur ?

Les écrivains modernes se sont fort étendus sur la puissance de l’opinion, et c’est Pascal qui le premier l’avait observée. Une des choses les plus fortes que Rousseau ait hasardées en politique se lit dans le Discours sur l’inégalité des conditions : " Le premier, dit-il, qui, ayant clos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, fut le vrai fondateur de la société civile. " Or, c’est presque mot pour mot l’effrayante idée que le solitaire de Port-Royal exprime avec une tout autre énergie : " Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c’est ma place au soleil : voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. "

Et voilà une de ces pensées qui font trembler pour Pascal. Quel ne fût point devenu ce grand homme s’il n’avait été chrétien ! Quel frein adorable que cette religion qui, sans nous empêcher de jeter de vastes regards autour de nous, nous empêche de nous précipiter dans le gouffre !

C’est le même Pascal qui a dit encore : " Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité ou de peu d’années de possession. Les lois fondamentales changent, le droit a ses époques ; plaisante justice qu’une rivière ou une montagne borne ; vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà. "

Certes, le penseur le plus hardi de ce siècle, l’écrivain le plus déterminé à généraliser les idées pour bouleverser le monde, n’a rien dit d’aussi fort contre la justice des gouvernements et les préjugés des nations.

Les insultes que nous avons prodiguées par philosophie à la nature humaine ont été plus ou moins puisées dans les écrits de Pascal. Mais en dérobant à ce rare génie la misère de l’homme nous n’avons pas