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découlât des mœurs ; les seconds que les mœurs dérivassent du gouvernement. La philosophie des uns s’appuyait sur la religion, la philosophie des autres sur l’athéisme. Platon et Socrate criaient aux peuples : " Soyez vertueux, vous serez libres ; " nous leur avons dit : " Soyez libres, vous serez vertueux. " La Grèce avec de tels sentiments fut heureuse. Qu’obtiendrons-nous avec les principes opposés ?


Chapitre V - Moralistes. — La Bruyère

Les écrivains du même siècle, quelque différents qu’ils soient par le génie, ont cependant quelque chose de commun entre eux. On reconnaît ceux du bel âge de la France à la fermeté de leur style, au peu de recherche de leurs expressions, à la simplicité de leurs tours, et pourtant à une certaine construction de phrase grecque et latine qui, sans nuire au génie de la langue Française, annonce les modèles dont ces hommes s’étaient nourris.

De plus, les littérateurs se divisent, pour ainsi dire, en parties qui suivent tel ou tel maître, telle ou telle école. Ainsi les écrivains de Port-Royal se distinguent des écrivains de la Société ; ainsi Fénelon, Massillon et Fléchier se touchent par quelques points, et Pascal, Bossuet et La Bruyère par quelques autres. Ces derniers sont remarquables par une sorte de brusquerie de pensée et de style qui leur est particulière. Mais il faut convenir que La Bruyère, qui imite volontiers Pascal[1], affaiblit quelquefois les preuves et la manière de ce grand génie. Quand l’auteur des Caractères, voulant démontrer la petitesse de l’homme, dit : " Vous êtes placé, ô Lucile ! quelque part sur cet atome, etc., " il reste bien loin de ce morceau de l’auteur des Pensées : " Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? qui le peut comprendre ? "

La Bruyère dit encore : " Il n’y a pour l’homme que trois événements : naître, vivre et mourir ; il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre. " Pascal fait mieux sentir notre néant. " Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. " Comme ce dernier mot est effrayant ! On voit d’abord la comédie et puis la terre, et puis l’éternité. La négligence avec

  1. Surtout dans le chapitre des Esprits forts. (N.d.A.)