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Toute pénible que cette vérité puisse être pour les mathématiciens, il faut cependant le dire : la nature ne les a pas faits pour occuper le premier rang. Hors quelques géomètres inventeurs, elle les a condamnés à une triste obscurité ; et ces génies inventeurs eux-mêmes sont menacés de l’oubli si l’historien ne se charge de les annoncer au monde. Archimède doit sa gloire à Polybe, et Voltaire a créé parmi nous la renommée de Newton. Platon et Pythagore vivent comme moralistes et législateurs, Leibnitz et Descartes comme métaphysiciens, peut-être encore plus que comme géomètres. D’Alembert aurait aujourd’hui le sort de Varignon et de Duhamel, dont les noms, encore respectés de l’école, n’existent plus pour le monde que dans les éloges académiques, s’il n’eût mêlé la réputation de l’écrivain à celle du savant. Un poète avec quelques vers passe à la postérité, immortalise son siècle et porte à l’avenir les hommes qu’il a daigné chanter sur sa lyre : le savant, à peine connu pendant sa vie, est oublié le lendemain de sa mort. Ingrat malgré lui, il ne peut rien pour le grand homme, pour le héros qui l’aura protégé. En vain il placera son nom dans un fourneau de chimiste ou dans une machine de physicien : estimables efforts dont pourtant il ne sortira rien d’illustre. La gloire est née sans ailes ; il faut qu’elle emprunte celles des Muses quand elle veut s’envoler aux cieux. C’est Corneille, Racine, Boileau ; ce sont les orateurs, les historiens, les artistes, qui ont immortalisé Louis XIV, bien plus que les savants qui brillèrent aussi dans son siècle. Tous les temps, tous les pays offrent le même exemple. Que les mathématiciens cessent donc de se plaindre si les peuples, par un instinct général, font marcher les lettres avant les sciences ! C’est qu’en effet l’homme qui a laissé un seul précepte moral, un seul sentiment touchant à la terre, est plus utile à la société que le géomètre qui a découvert les plus belles propriétés du triangle.

Au reste, il n’est peut-être pas difficile de mettre d’accord ceux qui déclament contre les mathématiques et ceux qui les préfèrent à tout. Cette différence d’opinions vient de l’erreur commune, qui confond un grand avec un habile mathématicien. Il y a une géométrie matérielle, qui se compose de lignes, points, d’A +B ; avec du temps et de la persévérance, l’esprit le plus médiocre peut y faire des prodiges. C’est alors une espèce de machine géométrique qui exécute d’elle-même des opérations compliquées, comme la machine arithmétique de Pascal. Dans les sciences, celui qui vient le dernier est toujours le plus instruit : voilà pourquoi tel écolier de nos jours est plus avancé que Newton en mathématiques ; voila pourquoi tel qui passe pour savant aujourd’hui sera traité d’ignorant par la génération future. Entêtés