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que d’esprits médiocres n’y parviendront jamais et resteront dans ces nuages de la science qui cachent la Divinité !

Ce qui perdra toujours la foule, c’est l’orgueil : c’est qu’on ne pourra jamais lui persuader qu’elle ne sait rien au moment où elle croit tout savoir. Les grands hommes peuvent seuls comprendre ce dernier point des connaissances humaines où l’on voit s’évanouir les trésors qu’on avait amassés et où l’on se retrouve dans sa pauvreté originelle. C’est pourquoi la plupart des sages ont pensé que les études philosophiques avaient un extrême danger pour la multitude. Locke emploie les trois premiers chapitres du quatrième livre de son Essai sur l’entendement humain à montrer les bornes de notre connaissance, qui sont réellement effrayantes, tant elles sont rapprochées de nous.

" Notre connaissance, dit-il, étant resserrée dans des bornes si étroites, comme je l’ai montré, pour mieux voir l’état présent de notre esprit, il ne sera peut-être pas inutile… de prendre connaissance de notre ignorance, qui… peut servir beaucoup à terminer les disputes… si, après avoir découvert jusqu’où nous avons des idées claires… nous ne nous engageons pas dans cet abîme de ténèbres (où nos yeux nous sont entièrement inutiles, et où nos facultés ne sauraient nous faire apercevoir quoi que ce soit), entêtés de cette folle pensée que rien n’est au-dessus de notre compréhension[1]. "

Enfin, on sait que Newton, dégoûté de l’étude des mathématiques, fut plusieurs années sans vouloir en entendre parler ; et de nos jours même Gibbon, qui fut si longtemps l’apôtre des idées nouvelles, a écrit : " Les sciences exactes nous ont accoutumés à dédaigner l’évidence morale, si féconde en belles sensations, et qui est faite pour déterminer les opinions et les actions de notre vie. "

En effet, plusieurs personnes ont pensé que la science entre les mains de l’homme dessèche le cœur, désenchante la nature, mène les esprits faibles à l’athéisme et de l’athéisme au crime ; que les beaux-arts, au contraire, rendent nos jours merveilleux, attendrissent nos âmes, nous font pleins de foi envers la Divinité et conduisent par la religion à la pratique des vertus.

Nous ne citerons pas Rousseau, dont l’autorité pourrait être suspecte ici : mais Descartes, par exemple, s’est exprimé d’une manière bien étrange sur la science qui a fait une partie de sa gloire.

" Il ne trouvait rien effectivement, dit le savant auteur de sa vie, qui lui parût moins solide que de s’occuper de nombres tout simples et de figures imaginaires, comme si l’on devait s’en tenir à ces bagatelles

  1. Locke, Entend hum., liv. IV, chap. III, art. IV, trad. de Coste.(N.d.A.)