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La voilà, cette histoire de Joseph, et ce n’est point dans l’ouvrage d’un sophiste qu’on la trouve (car rien de ce qui est fait avec le cœur et les larmes n’appartient à des sophistes) ; on la trouve, cette histoire, dans le livre qui sert de base à une religion dédaignée des esprits forts, et qui serait bien en droit de leur rendre mépris pour mépris. Voyons comment la reconnaissance de Joseph et de ses frères l’emporte sur celle d’Ulysse et de Télémaque.

Homère, ce nous semble, est d’abord tombé dans une erreur en employant le merveilleux. Dans les scènes dramatiques, lorsque les passions sont émues, et que tous les miracles doivent sortir de l’âme, l’intervention d’une divinité refroidit l’action, donne aux sentiments l’air de la fable, et décèle le mensonge du poète où l’on ne pensait trouver que la vérité. Ulysse se faisant reconnaître sous ses haillons à quelque marque naturelle eût été plus touchant. C’est ce qu’Homère lui-même avait senti, puisque le roi d’Ithaque se découvre à sa nourrice Euryclée par une ancienne cicatrice, et à Laërte par la circonstance des treize poiriers que le vieillard avait donnés à Ulysse enfant. On aime à voir que les entrailles du destructeur des villes sont formées comme celles du commun des hommes, et que les affections simples en composent le fond.

La reconnaissance est mieux amenée dans la Genèse : une coupe est mise par la plus innocente vengeance dans le sac d’un jeune frère innocent ; des frères coupables se désolent en pensant à l’affliction de leur père ; l’image de la douleur de Jacob brise tout à coup le cœur de Joseph, et le force à se découvrir plus tôt qu’il ne l’avait résolu. Quant au mot fameux : Je suis Joseph, on sait qu’il faisait pleurer d’admiration Voltaire lui-même. Le Pathr teox eimi, Je suis ton père, est bien inférieur à l’Ego sum Joseph. Ulysse retrouve dans Télémaque un fils soumis et fidèle. Joseph parle à des frères qui l’ont vendu ; il ne leur dit pas Je suis votre frère : il leur dit seulement : Je suis Joseph, et tout est pour eux dans ce nom de Joseph. Comme Télémaque, ils, sont troublés ; mais ce n’est pas la majesté du ministre de Pharaon qui les étonne, c’est quelque chose au fond de leur conscience.

Ulysse fait à Télémaque un long raisonnement pour lui prouver qu’il est son père : Joseph n’a pas besoin de tant de paroles avec les fils de Jacob. Il les appelle auprès de lui : car, s’il a élevé la voix assez haut pour être entendu de toute la maison de Pharaon, lorsqu’il a dit Je suis Joseph, ses frères doivent être maintenant les seuls à entendre l’explication qu’il va ajouter à voix basse : Ego sum, Joseph, frater vester, quem vendidistis in Aegyptum : c’est la délicatesse, la générosité et la simplicité poussées au plus haut degré.