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lune, et l’esprit qui remonte vers la Divinité ; ce système, disons-nous, n’est pas de notre compétence, et nous ne parlons que de la théologie poétique.

Nous avons fait voir dans plusieurs endroits de cet ouvrage la différence qui existe entre la félicité des élus et celle des mânes de l’Elysée. Autre est de danser et de faire des festins, autre de connaître la nature des choses, de lire dans l’avenir, de voir les révolutions des globes, enfin d’être comme associé à l’omniscience, sinon à la toute-puissance de Dieu. Il est pourtant extraordinaire qu’avec tant d’avantages les poètes chrétiens aient échoué dans la peinture du ciel. Les uns ont péché par timidité, comme le Tasse et Milton ; les autres par fatigue, comme le Dante ; par philosophie, comme Voltaire ; ou par abondance, comme Klopstock[1]. Il y a donc un écueil caché dans ce sujet ; voici quelles sont nos conjectures à cet égard.

Il est de la nature de l’homme de ne sympathiser qu’avec les choses qui ont des rapports avec lui, et qui le saisissent par un certain côté, tel, par exemple, que le malheur. Le ciel, où règne une félicité sans bornes, est trop au-dessus de la condition humaine pour que l’âme soit fort touchée du bonheur des élus : on ne s’intéresse guère à des êtres parfaitement heureux. C’est pourquoi les poètes ont mieux réussi dans la description des enfers ; du moins l’humanité est ici, et les tourments des coupables nous rappellent les chagrins de notre vie ; nous nous attendrissons sur les infortunes des autres, comme les esclaves d’Achille, qui en répandant beaucoup de larmes sur la mort de Patrocle pleuraient secrètement leurs propres malheurs.

Pour éviter la froideur qui résulte de l’éternelle et toujours semblable félicité des justes, on pourrait essayer d’établir dans le ciel une espérance, une attente quelconque de plus de bonheur, ou d’une époque inconnue dans la révolution des êtres ; on pourrait rappeler davantage les choses humaines, soit en tirant des comparaisons, soit en donnant des affections et même des passions aux élus : l’Ecriture nous parle des espérances et des saintes tristesses du ciel. Pourquoi donc n’y aurait-il pas dans le paradis des pleurs tels que les saints peuvent en répandre[2] ? Par ces divers moyens, on ferait naître des harmonies entre notre nature bornée et une constitution plus sublime, entre nos fins rapides et les choses éternelles : nous serions moins

  1. C’est une chose assez bizarre que Chapelain, qui a créé des chœurs de martyrs, de vierges et d’apôtres, ait seul placé le paradis chrétien dans son véritable jour.(N.d.A.)
  2. Milton a saisi cette idée, lorsqu’il représente les anges consternés à la nouvelle de la chute de l’homme ; et Fénelon donne le même mouvement de pitié aux ombres heureuses.(N.d.A.)