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Ce bras nous eût sauvés, si nous avions pu l’être.

Cher Enée ! ah ! du moins, dans ses derniers adieux,

Pergame à ton amour recommande ses dieux !

Porte au delà des mers leur image chérie

Et fixe-toi près d’eux dans une autre patrie. "

Il dit ; et dans ses bras emporte à mes regards

La puissante Vesta qui gardait nos remparts

Et ses bandeaux sacrés, et la flamme immortelle

Qui veillait dans son temple et brûlait devant elle[1].

Ce songe est une espèce d’abrégé du génie de Virgile : l’on y trouve dans un cadre étroit tous les genres de beautés qui lui sont propres.

Observez d’abord le contraste entre cet effroyable songe et l’heure paisible où les dieux l’envoient à Enée. Personne n’a su marquer les temps et les lieux d’une manière plus touchante que le poète de Mantoue. Ici c’est un tombeau, là une aventure attendrissante, qui déterminent la limite d’un pays ; une ville nouvelle porte une appellation antique ; un ruisseau étranger prend le nom d’un fleuve de la patrie. Quant aux heures, Virgile a presque toujours fait briller la plus douce sur l’événement le plus malheureux. De ce contraste plein de tristesse résulte cette vérité, que la nature accomplit ses lois sans être troublée par les faibles révolutions des hommes.

De là nous passons à la peinture de l’ombre d’Hector. Ce fantôme qui regarde Enée en silence, ces larges pleurs, ces pieds enflés, sont les petites circonstances que choisit toujours le grand peintre, pour mettre l’objet sous les yeux. Le cri d’Enée : quantum mutatus ab illo ! est le cri d’un héros, qui relève la dignité d’Hector. Squalentem barbam et concretos sanguine crines. Voilà le spectre. Mais Virgile fait soudain un retour à sa manière. — Vulnera… circum plurima muros accepit patrios. Tout est là-dedans : éloge d’Hector, souvenirs de ses malheurs et de ceux de la patrie pour laquelle il reçut tant de blessures. Ces locutions, ô lux Dardaniae ! Spes ô fidissima Tencrum ! sont pleines de chaleur, autant elles remuent le cœur, autant elles rendent déchirantes les paroles qui suivent. Ut te post multa tuorum fanera… adspicimus ! Hélas ! c’est l’histoire de ceux qui ont quitté leur patrie ; à leur retour, on peut dire comme Enée à Hector : Faut-il vous revoir après les funérailles de vos proches ! Enfin, le silence d’Hector, son soupir, suivi du fuge, eripe flammis, font dresser les cheveux sur la tête. Le dernier trait du tableau mêle la double poésie du songe et de la vision ; en emportant dans ses bras la statue de Vesta et le feu sacré, on croit voir le spectre emporter Troie de la terre.

  1. Nous devons cette belle traduction à M. de Fontanes.(N.d.A.)