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aussi loin de m’accorder la paix que je suis loin de demander grâce. Adieu donc, espérance, et avec toi, adieu, crainte et remords ! tout est perdu pour moi. Mal, sois mon unique bien ! Par toi du moins avec le Roi du ciel je partagerai l’empire ; peut-être même régnerai-je sur plus d’une moitié de l’univers, comme l’homme et ce monde nouveau l’apprendront en peu de temps[1]. "

Quelle que soit notre admiration pour Homère, nous sommes obligé de convenir qu’il n’a rien de comparable à ce passage de Milton. Lorsque, avec la grandeur du sujet, la beauté de la poésie, l’élévation naturel des personnages, on montre une connaissance aussi profonde des passions, il ne faut rien demander de plus au génie. Satan se repentant à la vue de la lumière qu’il hait, parce qu’elle lui rappelle combien il fut élevé au-dessus d’elle, souhaitant ensuite d’avoir été créé dans un rang inférieur, puis s’endurcissant dans le crime par orgueil, par honte, par méfiance même de son caractère ambitieux ; enfin, pour tout fruit de ses réflexions, et comme pour expier un moment de remords, se chargeant de l’empire du mal pendant toute une éternité : voilà, certes, si nous ne nous trompons, une des conceptions les plus sublimes et les plus pathétiques qui soient jamais sorties du cerveau d’un poète.

Nous sommes frappé dans ce moment d’une idée que nous ne pouvons taire. Quiconque a quelque critique et un bon sens pour l’histoire pourra reconnaître que Milton a fait entrer dans le caractère de son Satan les perversités de ces hommes qui, vers le commencement du dix-septième siècle, couvrirent l’Angleterre de deuil : on y sent la même obstination, le même enthousiasme, le même orgueil, le même esprit de rébellion et d’indépendance ; on retrouve dans le monarque infernal ces fameux niveleurs qui, se séparant de la religion de leur pays, avaient secoué le joug de tout gouvernement légitime et s’étaient révoltés à la fois contre Dieu et contre les hommes. Milton lui-même avait partagé cet esprit de perdition ; et pour imaginer un Satan aussi détestable il fallait que le poète en eût vu l’image dans ces réprouvés qui firent si longtemps de leur patrie le vrai séjour des démons.

  1. Parad. lost, book IV. From the 33 v. to the 113. (N.d.A.)