Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/243

Cette page n’a pas encore été corrigée

Quelle manière de prendre possession des gouffres de l’enfer !

Le conseil infernal étant assemblé, le poète représente Satan au milieu de son sénat :

" Ses formes conservaient une partie de leur primitive splendeur ; ce n’était rien moins encore qu’un archange tombé, une gloire un peu obscurcie, comme lorsque le soleil levant, dépouillé de ses rayons, jette un regard horizontal à travers les brouillards du matin, ou tel que, dans une éclipse, cet astre, caché derrière la lune, répand sur une moitié des peuples un crépuscule funeste et tourmente les rois par la frayeur des révolutions. Ainsi paraissait l’archange obscurci, mais encore brillant, au-dessus des compagnons de sa chute : toutefois, son visage était labouré par les cicatrices de la foudre, et les chagrins veillaient sur ses joues décolorées[1]. "

Achevons de connaître le caractère de Satan. Echappé de l’enfer, et parvenu sur la terre, il est saisi de désespoir en contemplant les merveilles de l’univers ; il apostrophe le soleil [NOTE 16].

" O toi qui, couronné d’une gloire immense, laisses du haut de ta domination solitaire tomber tes regards comme le Dieu de ce nouvel univers ; toi devant qui les étoiles cachent leur tête humiliée, j’élève une voix vers toi, mais non pas une voix amie ; je ne prononce ton nom, ô soleil ! que pour te dire combien je hais tes rayons. Ah ! ils me rappellent de quelle hauteur je suis tombé, et combien jadis je brillais glorieux au-dessus de ta sphère ! L’orgueil et l’ambition m’ont précipité. J’osai, dans le ciel même, déclarer la guerre au Roi du ciel. Il ne méritait pas un pareil retour, lui qui m’avait fait ce que j’étais dans un rang éminent… Elevé si haut, je dédaignai d’obéir ; je crus qu’un pas de plus me porterait au rang suprême et me déchargerait en un moment de la dette immense d’une reconnaissance éternelle… Oh ! pourquoi sa volonté toute-puissante ne me créa-t-elle au rang de quelque ange inférieur ! je serais encore heureux, mon ambition n’eût point été nourrie par une espérance illimitée… Misérable ! où fuir une colère infinie, un désespoir infini ? L’enfer est partout où je suis, moi-même je suis l’enfer… O Dieu, ralentis tes coups ! N’est-il aucune voie laissée au repentir, aucune à la miséricorde, hors l’obéissance ? L’obéissance ! L’orgueil me défend ce mot. Quelle honte pour moi devant les esprits de l’abîme ! Ce n’était pas par des promesses de soumission que je les séduisis, lorsque j’osai me vanter de subjuguer le Tout-Puissant. Ah ! tandis qu’ils m’adorent sur le trône des enfers, ils savent peu combien je paye cher ces paroles superbes, combien je gémis intérieurement sous le fardeau de mes douleurs… Mais si je me repentais, si, par un acte de la grâce divine, je remontais à ma première place ?… Un rang élevé rappellerait bientôt des pensées ambitieuses ; les serments d’une feinte soumission seraient bientôt démentis ! Le tyran le sait ; il est

  1. Parad. lost, book I, v. 591, etc. (N.d.A.)