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Chapitre VIII - La Religion chrétienne considérée elle-même comme passion

Non contente d’augmenter le jeu des passions dans le drame et dans l’épopée, la religion chrétienne est elle-même une sorte de passion, qui a ses transports, ses ardeurs, ses soupirs, ses joies, ses larmes, ses amours du monde et du désert. Nous savons que le siècle appelle cela le fanatisme ; nous pourrions lui répondre par ces paroles de Rousseau : " Le fanatisme, quoique sanguinaire et cruel[1], est pourtant une passion grande et forte, qui élève le cœur de l’homme et qui lui fait mépriser la mort, qui lui donne un ressort prodigieux, et qu’il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus ; au lieu que l’irréligion, et en général l’esprit raisonneur et philosophique, attache à la vie, effémine, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de l’intérêt particulier, dans l’abjection du moi humain, et sape ainsi à petit bruit les vrais fondements de toute société : car ce que les intérêts particuliers ont de commun est si peu de chose qu’il ne balancera jamais ce qu’ils ont d’opposé[2]. "

Mais ce n’est pas encore là la question : il ne s’agit à présent que d’effets dramatiques. Or, le christianisme considéré lui-même comme passion fournit des trésors immenses au poète. Cette passion religieuse est d’autant plus énergique qu’elle est en contradiction avec toutes les autres, et que pour subsister il faut qu’elle les dévore. Comme toutes les grandes affections, elle a quelque chose de sérieux et de triste ; elle nous traîne à l’ombre des cloîtres et sur les montagnes. La beauté que le chrétien adore n’est pas une beauté périssable ; c’est cette éternelle beauté pour qui les disciples de Platon se hâtaient de quitter la terre. Elle ne se montre à ses amants ici-bas que voilée ; elle s’enveloppe dans les replis de l’univers comme dans un manteau ; car, si un seul de ses regards tombait directement sur le cœur de l’homme, il ne pourrait le soutenir : il se fondrait de délices.

Pour arriver à la jouissance de cette beauté suprême, les chrétiens prennent une autre route que les philosophes d’Athènes : ils restent dans ce monde afin de multiplier les sacrifices et de se rendre plus dignes, par une longue purification, de l’objet de leurs désirs.

  1. La philosophie l’est-elle moins ? (N.d.A.)
  2. Emile, t. III, p. 193, liv. IV, note. (N.d.A.)