Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/208

Cette page n’a pas encore été corrigée

ses feux, dans les glaces monastiques. La religion et l’amour exercent à la fois leur empire sur son cœur : c’est la nature rebelle toute vivante par la grâce, et qui se débat vainement dans les embrassements du ciel. Donnez Racine pour interprète à Héloïse, et le tableau de ses souffrances va mille fois effacer celui des malheurs de Didon par l’effet tragique, le lieu de la scène et je ne sais quoi de formidable que le christianisme imprime aux objets où il mêle sa grandeur.

Hélas ! tels sont les lieux où, captive, enchaînée,

Je traîne dans les pleurs ma vie infortunée.

Cependant, Abeilard, dans cet affreux séjour,

Mon cœur s’enivre encor du poison de l’amour.

Je n’y dois mes vertus qu’à ta funeste absence,

Et j’ai maudit cent fois ma pénible innocence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

O funeste ascendant ! ô joug impérieux !

Quels sont donc mes devoirs, et qui suis-je en ces lieux ?

Perfide ! de quel nom veux-tu que l’on te nomme ?

Toi, l’épouse d’un Dieu, tu brûles pour un homme !

Dieu cruel, prends pitié du trouble où tu me vois,

A mes sens mutinés ose imposer tes lois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le pourras-tu ? grand Dieu ! mon désespoir, mes larmes,

Contre un cher ennemi te demandent des armes,

Et cependant, livrée à de contraires vœux,

Je crains plus tes bienfaits que l’excès de mes feux[1].

Il était impossible que l’antiquité fournit une pareille scène, parce qu’elle n’avait pas une pareille religion. On aura beau prendre pour héroïne une vestale grecque ou romaine, jamais on n’établira ce combat entre la chair et l’esprit, qui fait le merveilleux de la position d’Héloïse et qui appartient au dogme et à la morale du christianisme. Souvenez-vous que vous voyez ici réunies la plus fougueuse des passions et une religion menaçante qui n’entre jamais en traité avec nos penchants. Héloïse aime, Héloïse brûle ; mais là s’élèvent des murs glacés, là tout s’éteint sous des marbres insensibles, là des flammes éternelles ou des récompenses sans fin attendent sa chute ou son triomphe. Il n’y a point d’accommodement à espérer : la créature et le Créateur ne peuvent habiter ensemble dans la même âme. Didon ne perd qu’un amant ingrat. Oh ! qu’Héloïse est travaillée d’un tout autre soin ! il faut qu’elle choisisse entre Dieu et un amant fidèle dont elle a causé les malheurs ! Et qu’elle ne croie pas pouvoir détourner

  1. Colard., Ep. d’Hél.(N.d.A.)