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tirées de cette passion demi-chrétienne. Le caractère de Clémentine[1], par exemple, est un chef-d’œuvre dont la Grèce n’offre point de modèle. Mais pénétrons dans ce sujet, et avant de parler de l’amour champêtre considérons l’amour passionné.

Cet amour n’est ni aussi saint que la piété conjugale, ni aussi gracieux que le sentiment des bergers ; mais, plus poignant que l’un et l’autre, il dévaste les âmes où il règne. Ne s’appuyant point sur la gravité du mariage ou sur l’innocence des mœurs champêtres, ne mêlant aucun autre prestige au sien, il est à soi-même sa propre illusion, à sa propre folie, sa propre substance. Ignorée de l’artisan trop occupé et du laboureur trop simple, cette passion n’existe que dans ces rangs de la société où l’oisiveté nous laisse surchargés du poids de notre cœur avec son immense amour-propre et ses éternelles inquiétudes.

Il est si vrai que le christianisme jette une éclatante lumière dans l’abîme de nos passions, que ce sont les orateurs de l’Église qui ont peint les désordres du cœur humain avec le plus de force et de vivacité. Quel tableau Bourdaloue ne fait-il point de l’ambition ! Comme Massillon a pénétré dans les replis de nos âmes et exposé au jour nos penchants et nos vices ! " C’est le caractère de cette passion, dit cet homme éloquent en parlant de l’amour, de remplir le cœur tout entier, etc : on ne peut plus s’occuper que d’elle ; on en est possédé, enivré ; on la retrouve partout ; tout en retrace les funestes images ; tout en réveille les injustes désirs : le monde, la solitude, la présence, l’éloignement, les objets les plus indifférents, les occupations les plus sérieuses, le temple saint lui-même, les autels sacrés, les mystères terribles en rappellent le souvenir[2]. "

" C’est un désordre, s’écrie le même orateur dans la Pécheresse[3], d’aimer pour lui-même ce qui ne peut être ni notre bonheur, ni notre perfection, ni par conséquent notre repos ; car aimer, c’est chercher la félicité dans ce qu’on aime ; c’est vouloir trouver dans l’objet aimé tout ce qui manque à notre cœur ; c’est l’appeler au secours de ce vide affreux que nous sentons en nous-mêmes et nous flatter qu’il sera capable de le remplir ; c’est le regarder comme la ressource de tous nos besoins, le remède de tous nos maux, l’auteur de nos biens[4].

Mais cet amour des créatures est suivi des plus cruelles incertitudes : on doute toujours si l’on est aimé comme l’on aime ; on est ingénieux à se rendre malheureux et à former à soi-même des craintes, des soupçons, des jalousies ; plus on est de bonne foi,

  1. Richardson. (N.d.A.)
  2. Massillon, l’Enfant prodigue, première partie, t. II. (N.d.A.)
  3. Première partie. (N.d.A.)
  4. Massillon, l’Enfant prodigue, seconde partie, t. II.(N.d.A.)