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Pourquoi les passions qui tiennent au courage sont-elles plus belles chez les modernes que chez les anciens ? pourquoi avons-nous donné d’autres proportions à la valeur et transformé un mouvement brutal en une vertu ? C’est par le mélange de la vertu chrétienne directement opposée à ce mouvement, l’humilité. De ce mélange est née la magnanimité, ou la générosité poétique, sorte de passion (car les chevaliers l’ont poussée jusque-là) totalement inconnue des anciens.

Un de nos plus doux sentiments, et peut-être le seul qui appartienne absolument à l’âme (les autres ont quelque mélange des sens dans leur nature ou dans leur but), c’est l’amitié. Et combien le christianisme n’a-t-il point encore augmenté les charmes de cette passion céleste, en lui donnant pour fondement la charité ? Jésus-Christ dormit dans le sein de Jean ; et sur la croix, avant d’expirer, l’amitié l’entendit prononcer ce mot digne d’un Dieu : Mater, ecce filius tuus ; discipule, ecce mater tua[1].

" Mère, voilà ton fils ; disciple, voilà ta mère. "

Le christianisme, qui a révélé notre double nature et montré les contradictions de notre être, qui a fait voir le haut et le bas de notre cœur, qui lui-même est plein de contrastes comme nous, puisqu’il nous présente un Homme-Dieu, un Enfant maître des mondes, le créateur de l’univers sortant du sein d’une créature, le christianisme, disons-nous, vu sous ce jour des contrastes, est encore par excellence la religion de l’amitié. Ce sentiment se fortifie autant par les oppositions que par les ressemblances. Pour que deux hommes soient parfaits amis, ils doivent s’attirer et se repousser sans cesse par quelque endroit ; il faut qu’ils aient des génies d’une même force, mais d’une différente espèce ; des opinions opposées, des principes semblables ; des haines et des amours diverses, mais au fond la même sensibilité ; des humeurs tranchantes, et pourtant des goûts pareils ; en un mot, de grands contrastes de caractère et de grandes harmonies de cœur.

Cette chaleur que la charité répand dans les passions vertueuses leur donne un caractère divin. Chez les hommes de l’antiquité l’avenir des sentiments ne passait pas le tombeau, où il venait faire naufrage. Amis, frères, époux, se quittaient aux portes de la mort, et sentaient que leur séparation était éternelle ; le comble de la félicité pour les Grecs et pour les Romains se réduisait à mêler leurs cendres ensemble : mais combien elle devait être douloureuse, une urne qui ne renfermait que des souvenirs ! Le polythéisme avait établi l’homme dans les régions

  1. Joan., Evang. ; cap. XIX, v. 26 et 27. (N.d.A.)