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tombé du sommet de la gloire, et dont les grands de la terre avaient recherché les faveurs dum fortuna fuit ; Priam, les cheveux souillés de cendres, le visage baigné de pleurs, seul au milieu de la nuit, a pénétré dans le camps des Grecs. Humilié aux genoux de l’impitoyable Achille, baisant les mains terribles, les mains dévorantes (ἀνδροφόνους, qui dévorent les hommes) qui fumèrent tant de fois du sang de ses fils, il redemande le corps de son Hector:


Μνῆσαι πατρὸς σοῖο,…
……
…… ποτὶ στὸμα χεῖρ’ὀρέγεσθαι.


« Souvenez-vous de votre père, ô Achille, semblable aux dieux ! il est courbé, comme moi, sous le poids des années, et comme moi il touche au dernier terme de la vieillesse. Peut-être en ce moment même est-il accablé par de puissants voisins, sans avoir auprès de lui personne pour le défendre. Et cependant, lorsqu’il apprend que vous vivez, il se réjouit dans son cœur ; chaque jour il espère revoir son fils de retour de Troie. Mais moi, le plus infortuné des pères, de tant de fils que je comptais dans la grande Ilion, je ne crois pas qu’un seul me soit resté. J’en avais cinquante quand les Grecs descendirent sur ces rivages. Dix-neuf étaient sortis des mêmes entrailles, différentes captives m’avaient donné les autres ; la plupart ont fléchi sous le cruel Mars. Il y en avait un qui, seul, défendait ses frères et Troie. Vous venez de le tuer, combattant pour sa patrie… Hector, c’est pour lui que je viens à la flotte des Grecs ; je viens racheter son corps, et je vous apporte une immense rançon. Respectez les dieux, O Achille ! Ayez pitié de moi; souvenez-vous de votre père. Oh ! combien je suis malheureux ! nul infortuné n’a jamais été réduit à cet excès de misère:je baise les mains qui ont tué mes fils ! »

Que de beautés dans cette prière ! quelle scène étalée aux yeux du lecteur ! la nuit, la tente d’Achille, ce héros pleurant Patrocle auprès du fidèle Automédon, Priam apparaissant au milieu des ombres, et se précipitant aux pieds du fils de Pélée ! Là sont arrêtés, dans les ténèbres, les chars qui apportent les présents du souverain de Troie; et à quelque distance les restes défigurés du généreux Hector sont abandonnés, sans honneur, sur le rivage de l’Hellespont.

Etudiez le discours de Priam:vous verrez que le second mot prononcé par l’infortuné monarque est celui de père, πατρός ; la seconde pensée, dans le même vers, est un éloge pour l’orgueilleux Achille, θεοῖς ἐπιείκελ’ Ἀχιλλεῦ, Achille semblable aux dieux. Priam doit se faire une grande violence pour parler ainsi au meurtrier d’Hector : il y a une profonde connaissance du cœur humain dans tout cela.