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au-dessus de la nature humaine corrompue ; et comme il n’y a pas d’exemple d’un pareil amour, il n’y en a point d’une pareille poésie[1]. »

Si l’on compare les amours d’Ulysse et de Pénélope à celles d’Adam et d’Eve, on trouve que la simplicité d’Homère est plus ingénue, celle de Milton plus magnifique. Ulysse, bien que roi et héros, a toutefois quelque chose de rustique ; ses ruses, ses attitudes, ses paroles ont un caractère agreste et naïf. Adam, quoiqu’à peine né et sans expérience, est déjà le parfait modèle de l’homme : on sent qu’il n’est point sorti des entrailles infirmes d’une femme, mais des mains vivantes de Dieu. Il est noble, majestueux, et tout à la fois plein d’innocence et de génie ; il est tel que le peignent les livres saints, digne d’être respecté par les anges et de se promener dans la solitude avec son Créateur.

Quant aux deux épouses, si Pénélope est plus réservée et ensuite plus tendre que notre première mère, c’est qu’elle a été éprouvée par le malheur, et que le malheur rend défiant et sensible. Eve, au contraire, s’abandonne ; elle est communicative et séduisante ; elle a même un léger degré de coquetterie. Et pourquoi serait-elle sérieuse et prudente comme Pénélope ? Tout ne lui sourit-il pas ? Si le chagrin ferme l’âme, la félicité la dilate : dans le premier cas, on n’a pas assez de déserts où cacher ses peines ; dans le second pas assez de cœurs à qui raconter ses plaisirs. Cependant Milton n’a pas voulu peindre son Eve parfaite ; il l’a représentée irrésistible par les charmes, mais un peu indiscrète et amante de paroles, afin qu’on prévît le malheur où ce défaut va l’entraîner. Au reste, les amours de Pénélope et d’Ulysse sont pures et sévères comme doivent l’être celles de deux époux.

C’est ici le lieu de remarquer que, dans la peinture des voluptés, la plupart des poètes antiques ont à la fois une nudité et une chasteté qui étonnent. Rien de plus pudique que leur pensée, rien de plus libre que leur expression : nous, au contraire, nous bouleversons les sens en ménageant les yeux et les oreilles. D’où naît cette magie des anciens, et pourquoi une Vénus de Praxitèle toute nue charme-t-elle plus notre esprit que nos regards ? C’est qu’il y a un beau idéal qui touche plus à l’âme qu’à la matière. Alors le génie seul, et non le corps, devient amoureux ; c’est lui qui brûle de s’unir étroitement au chef-d’œuvre. Toute ardeur terrestre s’éteint et est remplacée par une tendresse divine : l’âme échauffée se replie autour de l’objet aimé, et spiritualise jusqu’aux termes grossiers dont elle est obligée de se servir pour exprimer sa flamme.

Mais ni l’amour de Pénélope et d’Ulysse, ni celui de Didon pour Enée,

  1. Essai sur la Poésie épique, ch. IX. (N.d.A.)