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comment Voltaire eût-il fait un usage heureux du merveilleux du christianisme, lui dont les efforts tendaient sans cesse à détruire ce merveilleux ? Telle est néanmoins la puissance des idées religieuses que l’auteur de La Henriade doit au culte même qu’il a persécuté les morceaux les plus frappants de son poème épique, comme il lui doit les plus belles scènes de ses tragédies.

Une philosophie modérée, une morale froide et sérieuse, conviennent à la muse de l’histoire ; mais cet esprit de sévérité, transporté à l’épopée, est peut-être un contresens. Ainsi, lorsque Voltaire s’écrie, dans l’invocation de son poème :

Descends du haut des cieux, auguste Vérité !

il est tombé, ce nous semble, dans une méprise. La poésie épique

Se soutient par la fable et vit de fiction.

Le Tasse, qui traitait un sujet chrétien, a fait ces vers charmants, d’après Platon et Lucrèce[1] :

Sai che là torre in mondo, ove piu versi

Di sue dolcezze il lusinghier Parnaso, etc.

Là il n’y a point de poésie où il n’y a point de menterie, dit Plutarque[2].

Est-ce que cette France à demi barbare n’était plus assez couverte de forêts pour qu’on n’y rencontrât pas quelques-uns de ces châteaux du vieux temps, avec des mâchicoulis, des souterrains, des tours verdies par le lierre et pleines d’histoires merveilleuses ? Ne pouvait-on trouver quelque temple gothique dans une vallée, au milieu des bois ? Les montagnes de la Navarre n’avaient-elles point encore quelque druide qui sous le chêne, au bord du torrent, au murmure de la tempête, chantait les souvenirs des Gaules et pleurait sur la tombe des héros ? Je m’assure qu’il y avait quelque chevalier du règne du François Ier qui regrettait dans son manoir les tournois de la vieille cour et ces temps où la France s’en allait en guerre contre les mécréants et les infidèles. Que de choses à tirer de cette révolution

  1. " Comme le médecin qui, pour sauver le malade, mêle à des breuvages flatteurs les remèdes propres à le guérir, et jette au contraire des drogues amères dans les aliments qui lui sont nuisibles, etc. " Plat., de Leg., lib. I. Ac veluti pueris absinthia tetra medentes, etc. Lucret., lib. V. (N.d.A.)
  2. Si l’on disait que le Tasse a aussi invoqué la Vérité, nous répondrions qu’il ne l’a pas fait comme Voltaire. La Vérité du Tasse est une muse, un ange, je ne sais quoi jeté dans le vague, quelque chose qui n’a pas de nom, un être chrétien, et non pas la Vérité directement personnifiée, comme celle de La Henriade. (N.d.A.)