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Chapitre III - Paradis perdu

On peut reprocher au Paradis perdu de Milton, ainsi qu’à l’Enfer du Dante, le défaut dont nous avons parlé : le merveilleux est le sujet et non la machine de l’ouvrage, mais on y trouve des beautés supérieures, qui tiennent essentiellement à notre religion.

L’ouverture du poème se fait aux enfers, et pourtant ce début n’a rien qui choque la règle de simplicité prescrite par Aristote. Pour un édifice si étonnant il fallait un portique extraordinaire, afin d’introduire le lecteur dans ce monde inconnu dont il ne devait plus sortir.

Milton est le premier poète qui ait conclu l’épopée par le malheur du principal personnage, contre la règle généralement adoptée. Qu’on nous permette de penser qu’il y a quelque chose de plus intéressant, de plus grave, de plus semblable à la condition humaine, dans un poème qui aboutit à l’infortune, que dans celui qui se termine au bonheur. On pourrait même soutenir que la catastrophe de l’Iliade est tragique. Car si le fils de Pélée atteint le but de ses désirs, toutefois la conclusion du poème laisse un sentiment profond de tristesse[1] : on vient de voir les funérailles de Patrocle, Priam rachetant le corps d’Hector, la douleur d’Hécube et d’Andromaque, et l’on aperçoit dans le lointain la mort d’Achille et la chute de Troie.

Le berceau de Rome chanté par Virgile est un grand sujet sans doute ; mais que dire du sujet d’un poème qui peint une catastrophe dont nous sommes nous-mêmes les victimes, qui ne nous montre pas le fondateur de telle ou telle société, mais le père du genre humain ? Milton ne vous entretient ni de batailles, ni de jeux funèbres, ni de camps, ni de villes assiégées ; il retrace la première pensée de Dieu, manifestée dans la création du monde, et les premières pensées de l’homme au sortir des mains du Créateur.

  1. Ce sentiment vient peut-être de l’intérêt qu’on prend à Hector. Hector est autant le héros du poème qu’Achille : c’est le défaut de l’Iliade. Il est certain que l’amour des lecteurs se porte sur les Troyens, contre l’intention du poète, parce que les scènes dramatiques se passent toutes dans les murs d’Ilion. Ce vieux monarque, dont le seul crime est d’aimer trop un fils coupable ; ce généreux Hector, qui connaît la faute de son frère, et qui cependant défend son frère ; cette Andromaque, cet Astyanax, cette Hécube, attendrissent le cœur, tandis que le camp des Grecs n’offre qu’avarice, perfidie et férocité : peut-être aussi le souvenir de l’Enéide agit-il secrètement sur le lecteur moderne, et l’on se range sans le vouloir du côté des héros chantés par Virgile. (N.d.A.)