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sentiment, le Tasse d’imagination. On ne balancerait pas sur la place que le poète italien doit occuper s’il faisait quelquefois rêver sa muse, en imitant les soupirs du Cygne de Mantoue. Mais le Tasse est presque toujours faux quand il fait parler le cœur ; et comme les traits de l’âme sont les véritables beautés, il demeure nécessairement au-dessous de Virgile.

Au reste, si la Jérusalem a une fleur de poésie exquise, si l’on y respire l’âge tendre, l’amour et les plaisirs du grand homme infortuné qui composa ce chef-d’œuvre dans sa jeunesse, on y sent aussi les défauts d’un âge qui n’était pas assez mûr pour la haute entreprise d’une épopée. L’octave du Tasse n’est presque jamais pleine, et son vers, trop vite fait, ne peut être comparé au vers de Virgile, cent fois retrempé au feu des muses. Il faut encore remarquer que les idées du Tasse ne sont pas d’une aussi belle famille que celles du poète latin. Les ouvrages des anciens se font reconnaître nous dirions presque à leur sang. C’est moins chez eux, ainsi que parmi nous, quelques pensées éclatantes au milieu de beaucoup de choses communes, qu’une belle troupe de pensées qui se conviennent et qui ont toutes comme un air de parenté : c’est le groupe des enfants de Niobé, nus, simples, pudiques, rougissants, se tenant par la main avec un doux sourire, et portant, pour seul ornement, dans leurs cheveux une couronne de fleurs.

D’après la Jérusalem on sera du moins obligé de convenir qu’on peut faire quelque chose d’excellent sur un sujet chrétien. Et que serait-ce donc si le Tasse eût osé employer les grandes machines du christianisme ? Mais on voit qu’il a manqué de hardiesse. Cette timidité l’a forcé d’user des petits ressorts de la magie, tandis qu’il pouvait tirer un parti immense du tombeau de Jésus-Christ, qu’il nomme à peine, et d’une terre consacrée par tant de prodiges. La même timidité l’a fait échouer dans son Ciel. Son Enfer a plusieurs traits de mauvais goût. Ajoutons qu’il ne s’est pas assez servi du mahométisme, dont les rites sont d’autant plus curieux qu’ils sont peu connus. Enfin il aurait pu jeter un regard sur l’ancienne Asie, sur cette Égypte si fameuse, sur cette grande Babylone, sur cette superbe Tyr, sur les temps de Salomon et d’lsaïe. On s’étonne que sa muse ait oublié la harpe de David en parcourant Israël. N’entend-on plus sur le sommet du Liban la voix des prophètes ? Leurs ombres n’apparaissent-elles pas quelquefois sous les cèdres et parmi les pins ? Les anges ne chantent-ils plus sur Golgotha, et le torrent de Cédron a-t-il cessé de gémir ? On est fâché que le Tasse n’ait pas donné quelque souvenir aux patriarches : le berceau du monde dans un petit coin de la Jérusalem ferait un assez bel effet.