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est pleine de ténèbres, Deus absconditus[1]. Si elle en obtenait une vue distincte, elle la dédaignerait, comme tous les objets qu’elle mesure. On pourrait même dire que ce serait avec quelque raison, car si l’âme s’expliquait bien le principe éternel, elle serait ou supérieure à ce principe, ou du moins son égale. Il n’en est pas de l’ordre des choses divines comme de l’ordre des choses humaines : un homme peut comprendre la puissance d’un roi sans être un roi, mais un homme qui comprendrait Dieu serait Dieu.

Or les animaux ne sont point troublés par cette espérance que manifeste le cœur de l’homme ; ils atteignent sur-le-champ à leur suprême bonheur : un peu d’herbe satisfait l’agneau, un peu de sang rassasie le tigre. Si l’on soutenait, d’après quelques philosophes, que la diverse conformation des organes fait la seule différence entre nous et la brute, on pourrait tout au plus admettre ce raisonnement pour les actes purement matériels ; mais qu’importe ma main à ma pensée lorsque, dans le calme de la nuit, je m’élance dans les espaces pour y trouver l’Ordonnateur de tant de mondes ? Pourquoi le bœuf ne fait-il pas comme moi ? Ses yeux lui suffisent ; et quand il aurait mes pieds ou mes bras, ils lui seraient pour cela fort inutiles. Il peut se coucher sur la verdure, lever la tête vers les cieux et appeler par ses mugissements l’Etre inconnu qui remplit cette immensité. Mais non : préférant le gazon qu’il foule, il n’interroge point, au haut du firmament, ces soleils qui sont la grande évidence de l’existence de Dieu. Il est insensible au spectacle de la nature, sans se douter qu’il est jeté lui-même sous l’arbre où il repose, comme une petite preuve de l’intelligence divine.

Donc la seule créature qui cherche au dehors, et qui n’est pas à soi-même son tout, c’est l’homme. On dit que le peuple n’a point cette inquiétude : il est sans doute moins malheureux que nous, car il est distrait de ses désirs par ses travaux, il éteint dans ses sueurs sa soif de félicité. Mais quand vous le voyez se consumer six jours de la semaine pour jouir de quelques plaisirs du septième ; quand, toujours espérant le repos et ne le trouvant jamais, il arrive à la mort sans cesser de désirer, direz-vous qu’il ne partage pas la secrète aspiration de tous les hommes à un bien-être inconnu ? Que si l’on prétend que ce souhait est du moins borné pour lui aux choses de la terre, cela n’est rien moins que certain : donnez à l’homme le plus pauvre les trésors du monde, suspendez ses travaux, satisfaites ses besoins, avant que quelques mois se soient écoulés il en sera encore aux ennuis et à l’espérance.

  1. Is., XLV, 15. (N.d.A.)