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les Sauvages, elles suspendaient leurs enfants aux branches d’un érable ou d’un sassafras, et les balançaient en chantant des airs de leur pays.

Ces jeux maternels, qui souvent endormaient l’innocence, ne pouvaient réveiller la mort ! Ainsi se consolaient ces deux femmes, dont l’une avait perdu son enfant et sa liberté, l’autre sa liberté et sa patrie : on se console par les larmes.

On dit qu’un Français obligé de fuir pendant la Terreur avait acheté de quelques deniers qui lui restaient une barque sur le Rhin ; il s’y était logé avec sa femme et ses deux enfants. N’ayant point d’argent, il n’y avait point pour lui d’hospitalité. Quand on le chassait d’un rivage, il passait, sans se plaindre, à l’autre bord ; souvent poursuivi sur les deux rives, il était obligé de jeter l’ancre au milieu du fleuve. ll pêchait pour nourrir sa famille, mais les hommes lui disputaient encore les secours de la Providence. La nuit il allait cueillir des herbes sèches pour faire un peu de feu, et sa femme demeurait dans de mortelles angoisses jusqu’à son retour. Obligée de se faire sauvage entre quatre nations civilisées, cette famille n’avait pas sur le globe un seul coin de terre où elle osât mettre le pied : toute sa consolation était, en errant dans le voisinage de la France, de respirer quelquefois un air qui avait passé sur son pays.

Si l’on nous demandait : Quelles sont donc ces fortes attaches par qui nous sommes enchaînés au lieu natal, nous aurions de la peine à répondre. C’est peut-être le souris d’une mère, d’un père, d’une sœur ; c’est peut-être le souvenir du vieux précepteur qui nous éleva, des jeunes compagnons de notre enfance ; c’est peut-être les soins que nous avons reçus d’une nourrice, d’un domestique âgé, partie si essentielle de la maison (domus) ; enfin, ce sont les circonstances les plus simples, si l’on veut même, les plus triviales : un chien qui aboyait la nuit dans la campagne, un rossignol qui revenait tous les ans dans le verger, le nid de l’hirondelle à la fenêtre, le clocher de l’église qu’on voyait au-dessus des arbres, l’if du cimetière, le tombeau gothique : voilà tout ; mais ces petits moyens démontrent d’autant mieux la réalité d’une Providence, qu’ils ne pourraient être la source de l’amour de la patrie et des grandes vertus que cet amour fait naître si une volonté suprême ne l’avait ordonné ainsi.