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enfermant dans ses bras des espaces immenses. Comme un filet tendu de l’un à l’autre rivage de l’Océan, il entraîne avec lui les moules, les phoques, les raies, les tortues qu’il prend sur sa route. Quelquefois, fatigué de nager sur les vagues, il allonge un pied au fond de l’abîme et s’arrête debout ; puis, recommençant sa navigation avec un vent favorable, après avoir flotté sous mille latitudes diverses, il vient tapisser les côtes du Canada des guirlandes enlevées aux rochers de la Norvège.

Les migrations des plantes marines, qui au premier coup d’œil ne paroissent que de simples jeux du hasard, ont cependant des relations touchantes avec l’homme.

En nous promenant un soir à Brest, au bord de la mer, nous aperçûmes une pauvre femme qui marchait courbée entre des rochers : elle considéroit attentivement les débris d’un naufrage, et surtout les plantes attachées à ces débris, comme si elle eût cherché à deviner par leur plus ou moins de vieillesse l’époque certaine de son malheur. Elle découvrit sous des galets une de ces boîtes de matelot qui servent à mettre des flacons. Peut-être l’avait-elle remplie elle-même autrefois, pour son époux, de cordiaux achetés du fruit de ses épargnes : du moins nous le jugeâmes ainsi, car elle se prit à essuyer ses larmes avec le coin de son tablier. Des mousserons de mer remplaçoient maintenant ces présents de sa tendresse. Ainsi, tandis que le bruit du canon apprend aux grands le naufrage des grands du monde, la Providence en annonçant aux mêmes bords quelque deuil aux petits et aux foibles leur dépêche secrètement quelques brins d’herbe et un débris.


CHAPITRE XII.

Deux perspectives de la Nature.



Ce que nous venons de dire des animaux et des plantes nous mène à considérer les tableaux de la nature sous un rapport plus général. Tâchons de faire parler ensemble ces merveilles, qui prises séparément nous ont déjà dit tant de choses de la Providence.

Nous présenterons aux lecteurs deux perspectives de la nature, l’une marine et l’autre terrestre ; l’une au milieu des mers Atlantiques, l’autre dans les forêts du Nouveau Monde, afin qu’on ne puisse attribuer la majesté de ces scènes aux monuments des hommes.

Le vaisseau sur lequel nous passions en Amérique s’étant élevé au-dessus du gisement des terres, bientôt l’espace ne fut plus tendu