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museau, tantôt se tenant derrière eux pour les défendre, tantôt marchant à leur tête pour leur montrer le chemin. Les petits se traînoient, en gémissant, sur les traces de leur mère, et ce reptile énorme, qui naguère ébranloit le rivage de ses rugissements, faisoit alors entendre une sorte de bêlement aussi doux que celui d’une chèvre qui allaite ses chevreaux.

Le serpent à sonnettes le dispute au crocodile en affection maternelle : ce reptile, qui donne aux hommes des leçons de générosité[1], leur en donne encore de tendresse. Quand sa famille est poursuivie, il la reçoit dans sa gueule[2] : peu content des lieux où il la pourroit cacher, il la fait rentrer en lui, ne trouvant point pour des enfants d’asile plus sûr que le sein d’une mère. Exemple d’un dévouement sublime, il ne survit point à la perte de ses petits, car pour les lui ravir il faut les arracher de ses entrailles.

Parlerons-nous du poison de ce serpent, toujours plus violent au temps où il a une famille ? Raconterons-nous la tendresse de l’ours, qui, semblable à la femme sauvage, pousse l’amour maternel jusqu’à allaiter ses enfants après leur mort[3] ?

Qu’on suive ces prétendus monstres dans leurs instincts ; qu’on étudie leurs formes, leurs armures ; qu’on fasse attention à l’anneau qu’ils occupent dans la chaîne de la création ; qu’on les examine dans leurs propres rapports et dans ceux qu’ils ont avec l’homme, nous osons assurer que les causes finales sont peut-être plus visibles dans cette classe d’êtres qu’elles ne le sont dans les espèces plus favorisées de la nature, de même que dans un ouvrage barbare les traits de génie brillent davantage au milieu des ombres qui les environnent.

L’objection que l’on fait contre les lieux que ces monstres habitent ne nous paroît pas mieux fondée. Les marais, tout nuisibles qu’ils semblent, ont cependant de grandes utilités. Ce sont les urnes des fleuves dans les pays de plaines, et les réservoirs des pluies dans les contrées éloignées de la mer. Leur limon et les cendres de leurs herbes fournissent des engrais aux laboureurs ; leurs roseaux donnent le feu et le toit à de pauvres familles ; frêle couverture, en harmonie avec la vie de l’homme, et qui ne dure pas plus que nos jours.

Ces lieux ont même une certaine beauté qui leur est propre : frontière de la terre et de l’eau, ils ont des végétaux, des sites et des habitants particuliers : tout y participe du mélange des deux éléments. Les glaïeuls tiennent le milieu entre l’herbe et l’arbuste, entre

  1. Il n’attaque jamais le premier.
  2. Voyez les Voyages de Carver (Carver’s Travels) dans le Canada.
  3. Voyez les Voyages de Cook.