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dans l’île Saint-Pierre[1], sur la côte opposée à une petite île que les habitants ont appelée le Colombier, parce qu’elle en a la forme et qu’on y vient chercher des œufs au printemps.

La multitude des oiseaux rassemblés sur ce rocher étoit si grande, que souvent nous distinguions leurs cris pendant le mugissement des tempêtes. Ces oiseaux avoient des voix extraordinaires, comme celles qui sortoient des mers ; si l’Océan a sa Flore, il a aussi sa Philomèle : lorsqu’au coucher du soleil le courlis siffle sur la pointe d’un rocher et que le bruit sourd des vagues l’accompagne, c’est une des harmonies les plus plaintives qu’on puisse entendre ; jamais l’épouse de Céix n’a rempli de tant de douleurs les rivages témoins de ses infortunes.

Une parfaite intelligence régnoit dans la république du Colombier. Aussitôt qu’un citoyen étoit né, sa mère le précipitoit dans les vagues, comme ces peuples barbares qui plongeoient leurs enfants dans les fleuves, pour les endurcir contre les fatigues de la vie. Des courriers partoient sans cesse de cette Tyr avec des gardes nombreuses, qui, par ordre de la Providence, se dispersoient sur les mers pour secourir les vaisseaux. Les uns se placent à quarante ou cinquante lieues d’une terre inconnue, et deviennent un indice certain pour le pilote qui les découvre flottants sur l’onde comme les bouées d’une ancre ; d’autres se cantonnent sur un récif, et, sentinelles vigilantes, élèvent pendant la nuit une voix lugubre, pour écarter les navigateurs ; d’autres encore, par la blancheur de leur plumage, sont de véritables phares sur la noirceur des rochers. Nous présumons que c’est pour la même raison que la bonté de Dieu a rendu l’écume des flots phosphorique, et toujours plus éclatante parmi les brisants, en raison de la violence de la tempête : beaucoup de vaisseaux périroient dans les ténèbres sans ces fanaux miraculeux allumés par la Providence sur les écueils.

Tous les accidents des mers, le flux et le reflux, le calme et l’orage, sont prédits par les oiseaux. La mauve descend sur une grève, retire son cou dans sa plume, cache une patte dans son duvet, et, se tenant immobile sur l’autre, avertit le pêcheur de l’instant où les vagues se lèvent ; l’alouette marine, qui court le long du flot en poussant un cri doux et triste, annonce au contraire le moment du reflux ; enfin, les procellarias s’établissent au milieu de l’Océan. Compagnes des mariniers, elles suivent la course des navires et prophétisent la tempête. Le matelot leur attribue quelque chose de sacré, et leur donne religieusement l’hospitalité quand le vent les jette à bord ; c’est de même que le laboureur respecte le rouge-gorge, qui lui prédit

  1. Île à l’entrée du golfe Saint-Laurent, sur la côte de Terre-Neuve.