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victoires même qui leur fermoient le chemin de leur patrie ? Qui ne connoît l’admiration du roi et de nos princes pour nos soldats ? L’armée françoise est tout l’honneur de la France : si ses succès n’avoient pas fait oublier nos crimes, dans quelle dégradation ne serions-nous pas tombés aujourd’hui ! Elle nous déroboit au mépris des nations, en nous couvrant de ses lauriers ; à chaque cri d’indignation échappé à l’Europe, elle répondoit par un cri de triomphe. Nos camps étoient un temple pour la gloire, un asile contre la persécution : là se réfugioient tous les François qui cherchoient à se soustraire aux violences des proconsuls. Nos soldats n’ont partagé aucune de nos fureurs. En Angleterre, le parlement vouloit sauver Charles Ier, et l’armée le fit mourir ; en France, la Convention conduisit Louis XVI à l’échafaud, et l’armée ne prit aucune part à ce crime : elle l’auroit sans doute prévenu[1] si elle n’eût été alors occupée à repousser les ennemis. Lorsqu’on lui ordonna de ne faire aucun quartier aux Anglois et aux émigrés, elle refusa d’obéir. Persécutée comme le reste de la France par des ingrats qui lui devoient tout, elle étoit souvent sans solde, sans vivres et sans vêtements ; elle se vit suivre par des commissaires qui traînoient avec eux des instruments de mort, comme si le boulet ennemi n’emportoit pas encore assez de nos intrépides soldats ! On envoyoit nos généraux au supplice ; on faisoit tomber la tête du père de Moreau, tandis que ce grand capitaine reculoit les frontières de la France. C’est Pichegru, ce sont d’autres chefs fameux, qui conçurent les premiers l’idée de rendre le bonheur à notre pays en rappelant notre roi. Honneur donc à cette armée si brave, si sensible, si touchée de la gloire, qui, toujours fidèle à ses drapeaux, oubliant les folies d’un barbare, retrouva assez de force, après la retraite de Moscou, pour gagner la bataille de Lutzen ; qui, poussée et non accablée par le poids de l’Europe, se retira en rugissant dans le cœur de la France, défendit pied à pied le sol de la patrie, se préparoit encore à de nouveaux combats lorsque, placée entre un chef qui ne savoit pas mourir et un roi qui venoit de fermer ses blessures, elle s’élança toute sanglante dans les bras du fils de Henri IV !

Non, les événements glorieux ne sont ni oubliés ni défigurés, comme on voudroit le faire croire ; on n’a point perdu, quoi qu’on en dise, la partie d’honneur : cette partie-là ne sera jamais perdue par les François. Eh ! n’est-elle pas mille fois gagnée, puisqu’elle nous a valu notre roi, et qu’elle nous a fait sortir d’esclavage ? C’est un si grand bien d’être délivré du despotisme, qu’on ne sauroit trop l’acheter.

  1. Voyez le discours de M. de La Fayette dans l’ouvrage de M. Hue.