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ce que l’on veut. Pour nous consoler, nous penserons que les plus grands philosophes ont cru qu’une formule religieuse étoit aussi favorable à la politique qu’à la morale. Cicéron remarque que la république romaine ne dut sa grandeur qu’à sa piété envers les dieux. Nos petites impiétés politiques auroient fait grand’pitié aux anciens. « Soit qu’on bâtisse une cité nouvelle, dit Platon, soit qu’on en rebâtisse une ancienne tombée en décadence, il ne faut point, si on a du bon sens, qu’en ce qui appartient aux dieux, aux temples, on fasse aucune innovation contraire à ce qui aura été réglé par l’oracle. »

Enfin, dans toute constitution nouvelle, il est bon, il est utile qu’on aperçoive les traces des anciennes mœurs. Pourquoi la république françoise n’a-t-elle pu vivre que quelques moments ? C’est (indépendamment des autres causes qui l’ont fait périr) qu’elle avoit voulu séparer le présent du passé, bâtir un édifice sans base, déraciner notre religion, renouveler entièrement nos lois et changer jusqu’à notre langage. Ce monument flottant en l’air, qui n’avoit d’appui ni dans le ciel ni sur la terre, s’est évanoui au souffle de la première tempête.

Au contraire, dans le pays où il s’est opéré des changements durables, on voit toujours une partie des anciennes mœurs se mêler aux mœurs nouvelles, comme des fleuves qui viennent à se réunir, et qui s’agrandissent en confondant leurs eaux. Dans la république romaine, on conserva la plus grande partie des institutions monarchiques : « Le nom seul du roi fut changé, dit Cicéron, la chose resta[1]. »

Ce nom même de roi fut jugé si sacré, qu’on le garda parmi les choses saintes, en l’attribuant au chef des sacrifices : rex sacrificulus ou rex sacrorum. À Athènes, la dignité de roi des sacrifices étoit le partage du second archonte, ἄρχων βασιλεὺς, et elle passoit pour une des premières de l’État. La constitution des Anglois porte de profondes marques de son origine gothique. « Le roi, dit Montesquieu, y conserve, avec une autorité limitée, toutes les apparences de la puissance absolue. » Dans certains cas, on le sert à genoux, on lui parle dans le langage le plus soumis et le plus respectueux ; en un mot, on lui parle comme à la loi, dont il est la principale source.

Il y a plus : presque toutes les coutumes normandes et les lois saxonnes subsistent encore en Angleterre, même celles qui paroissent aujourd’hui les plus éloignées de nos mœurs. Ainsi, dans quelques comtés, un mari peut exposer sa femme au marché public, ce qui remonte à l’ancien droit d’esclavage. Qui croiroit que dans un pays

  1. De Leg., iii, 7.