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juges de la marche d’un gouvernement légal : elles n’ont connu que la révolution et ses violences ; uniquement occupées de la force physique, elles n’ont aucune idée de la force morale. Elles sont étonnées que tout aille sans efforts, et presque sans qu’on s’en mêle : elles ne savent pas qu’un roi légitime est une plante qui étend naturellement ses branches et ses racines, s’affermit, donne de la protection et de l’ombre, par la seule raison que la terre et le ciel lui sont favorables, et qu’elle croît dans son sol natal. Il est impossible que ce sentiment de sécurité qu’on éprouve ne pénètre pas à la longue toutes les âmes, n’entre pas dans les chaumières et dans les palais, et qu’à la fin on ne se dise pas : « Mais nous sommes cependant heureux ! »

Que ceux qui croient le gouvernement si foible l’examinent d’après les faits et les résultats, et ils verront qu’il est déjà beaucoup plus fort que ce gouvernement de fer auquel il a succédé. Auroit-on pu, par exemple, laisser imprimer contre le dernier despotisme les livres que l’on imprime aujourd’hui contre l’autorité existante, sans que le despotisme en eût été ébranlé ? Les plus infâmes libelles, les ouvrages les plus audacieux se colportent, se vendent publiquement : cela fait-il rien à personne ? Qui est-ce qui lit ces ouvrages ? Et si on les lit, quels sont les lecteurs qui se laissent persuader ? On dira que les auteurs, en signant les libelles, en détruisent eux-mêmes l’effet, comme les poisons se neutralisent mutuellement ; que l’infamie de l’écrivain corrige le venin de l’ouvrage. Par une raison ou par une autre, il est cependant certain qu’un gouvernement qui compte à peine quatre ou cinq mois d’existence, qui s’est établi, comme nous l’avons vu, au milieu de tant de factions et de tant de malheurs, résiste à une épreuve qui eût renversé Buonaparte au plus haut point de sa puissance. Dans les cafés, dans les salons, on juge hautement les actes du ministère, les lois discutées dans les deux chambres ; on critique, on crie, on blâme, on loue : la marche du gouvernement en paroît-elle dérangée ?

La France est ouverte de toutes parts : on y voyage comme on veut. S’il y a des ennemis secrets, ils peuvent y entrer, en sortir quand bon leur semble. Ils peuvent correspondre, se donner des rendez-vous, en un mot, conspirer ouvertement sur les places publiques et au coin des rues. Les craint-on ? Pas du tout. Buonaparte auroit-il pu leur laisser cette liberté ? On ne daigneroit pas même se mettre en défense, ils viendroient échouer devant la douceur et l’indulgence d’un gouvernement paternel qui arrêteroit le bras prêt à les punir : le roi les accableroit du poids de son pardon et de sa bonté. On ne peut rien de redoutable contre une autorité fondée sur la légitimité et la justice. La France est remplie des parents et des créatures de Buonaparte, et