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céder nos places frontières en garantie des traités[1]. Buonaparte, humilié dans son orgueil, trompé dans son ambition, eût couvert le royaume de deuil et de proscriptions. Déjà les listes étoient dressées, les victimes désignées, les villes entières condamnées : les confiscations, les expropriations auroient suivi les supplices ; la guerre civile auroit peut-être couronné toutes les dévastations de la guerre étrangère, et un despotisme sanglant se seroit assis pour jamais sur les ruines de la France.

Quel étoit dans ce moment notre unique espoir ? Une famille que nous avions accablée de tous les maux en reconnoissance de tous les biens qu’elle avoit versés sur nous depuis tant de siècles ! cette famille exilée, presque oubliée de ses enfants ingrats, ne trouvoit pas chez les étrangers plus de souvenirs et plus d’appuis. Ce n’étoit point pour elle qu’on se battoit ; aucun des malheurs qui accabloient alors la France par suite d’une guerre désastreuse ne pouvoit être imputé à cette famille : à Châtillon, on traitoit de bonne foi avec Buonaparte. À peine permettoit-on à Monsieur de suivre presque seul, et de très-loin, les armées envahissantes ; il venoit coucher dans les ruines que Buonaparte avoit faites, essuyer les pleurs des paysans qui s’attroupoient autour de lui, secourir nos conscrits blessés, ne pouvant exercer de la prérogative royale que ces bienfaisantes vertus qu’il avoit héritées du sang de saint Louis. Mgr le duc d’Angoulême n’étoit reconnu que comme simple volontaire à l’armée de lord Wellington ; à Jersey, Mgr le duc de Berry sollicitoit en vain la faveur d’être jeté, avec ses deux aides de camp, sur les côtes de France ; et il comptoit si peu sur le succès de ces courageuses entreprises, qu’il avoit fait renouveler le bail de sa maison à Londres.

C’est dans ce moment désespéré que la Providence acheva l’ouvrage dont elle avoit voulu se charger seule, afin de rendre sa main visible à tous. Les étrangers entrent dans Paris ; Dieu change le cœur des princes, ouvre les yeux des François ; un cri de vive le roi ! sauve le monde. Buonaparte s’écrie qu’on l’a trahi. Trahi, grand Dieu ! et par qui, si ce n’est par lui-même ! Vit-on jamais une fidélité plus extraordinaire, plus touchante que celle de son armée ? Jamais les soldats françois ne se sont montrés plus héroïques que dans l’instant même où, détestant l’auteur de nos infortunes, ils respectoient encore en lui leur général, et seraient morts avec lui si lui-même avoit su mourir.

  1. Les suites nécessaires du retour de Buonaparte n’ont que trop prouvé que ce n’étoit point là une simple conjecture.