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seuls conviennent aujourd’hui à notre situation malheureuse, sont les seuls médecins qui puissent fermer nos blessures. La modération, la paternité de leurs sentiments, leurs propres adversités, conviennent à un royaume épuisé, fatigué de convulsions et de malheurs. Tout deviendra légitime avec eux, tout est illégitime sans eux. Leur seule présence fera renaître l’ordre dont ils sont pour nous le principe. Ce sont de braves et illustres gentilshommes, autant et plus François que nous. Ces seigneurs des fleurs de lis furent dans tous les temps célèbres par leur loyauté ; ils tiennent si fort à la racine de nos mœurs, qu’ils semblent faire partie même de la France et lui manquer aujourd’hui comme l’air et le soleil.

Si tout doit devenir paisible avec eux, s’ils peuvent seuls mettre un terme à cette trop longue révolution, le retour de Buonaparte nous plongeroit dans des maux affreux et dans des troubles interminables. L’imagination la plus féconde peut-elle se représenter ce que seroit ce monstrueux géant resserré dans d’étroites limites, n’ayant plus les trésors du monde à dévorer et le sang de l’Europe à répandre ? Peut-on se le figurer renfermé dans une cour ruinée et flétrie, exerçant sur les seuls François sa rage, ses vengeances et son génie turbulent ? Buonaparte n’est point changé ; il ne changera jamais. Toujours il inventera des projets, des lois, des décrets absurdes, contradictoires ou criminels ; toujours il nous tourmentera ; il rendra toujours incertaines notre vie, notre liberté, nos propriétés. En attendant qu’il puisse troubler le monde nouveau, il s’occupera du soin de bouleverser nos familles. Seuls esclaves au milieu du monde libre, objet du mépris des peuples, le dernier degré du malheur sera de ne plus sentir notre abjection et de nous endormir, comme l’esclave de l’Orient, indifférents au cordon que le sultan nous enverra à notre réveil.

Non, il n’en sera pas ainsi. Nous avons un prince légitime, né de notre sang, élevé parmi nous, que nous connoissons, qui nous connoît, qui a nos mœurs, nos goûts, nos habitudes, pour lequel nous avons prié Dieu dans notre jeunesse, dont nos enfants savent le nom comme celui d’un de leurs voisins, et dont les pères vécurent et moururent avec les nôtres. Parce que nous avons réduit nos anciens princes à être voyageurs, la France sera-t-elle une propriété forfaite ? Doit-elle demeurer à Buonaparte par droit d’aubaine ? Ah ! pour Dieu, ne soyons pas trouvés en telle déloyauté, que de déshériter notre naturel seigneur, pour donner son lit au premier compagnon qui le demande. Si nos maîtres légitimes nous manquoient, le dernier des François seroit encore préférable à Buonaparte pour régner sur nous : du moins nous n’aurions pas la honte d’obéir à un étranger.