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le droit de changer le monarque. Il peut arriver qu’un roi cruel, tyrannique, qui viole toutes les lois, qui prive tout un peuple de ses libertés, soit déposé par l’effet d’une révolution violente ; mais dans ce cas extraordinaire la couronne passe à ses fils ou à son plus proche héritier. Or, Louis XVI a-t-il été un tyran ? Pouvons-nous faire le procès à sa mémoire ? En vertu de quelle autorité privons-nous sa race d’un trône qui lui appartient à tant de titres ? Par quel honteux caprice avons-nous donné à Buonaparte l’héritage de Robert le Fort ? Ce Robert le Fort descendoit vraisemblablement de la seconde race, et celle-ci se rattachoit à la première. Il étoit comte de Paris. Hugues Capet apporta aux François, comme François lui-même, Paris, héritage paternel, des biens et des domaines immenses. La France, si petite sous les premiers Capets, s’enrichit et s’accrut sous leurs descendants. Et c’est en faveur d’un insulaire obscur, dont il a fallu faire la fortune en dépouillant tous les François, que nous avons renversé la loi salique, palladium de notre empire. Combien nos pères différoient de nous de sentiments et de maximes ! À la mort de Philippe le Bel, ils adjugèrent la couronne à Philippe de Valois, au préjudice d’Édouard III, roi d’Angleterre ; ils aimèrent mieux se condamner à deux siècles de guerre que de se laisser gouverner par un étranger. Cette noble résolution fut la cause de la gloire et de la grandeur de la France : l’oriflamme fut déchirée aux champs de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt. mais ces lambeaux triomphèrent enfin de la bannière d’Édouard III et de Henri V, et le cri de Montjoie Saint-Denis étouffa celui de toutes les factions. La même question de l’hérédité se représenta à la mort de Henri III : le parlement rendit alors le fameux édit qui donna Henri IV et Louis XIV à la France. Ce n’étoient pourtant pas des têtes ignobles que celles d’Édouard III, de Henri V, du duc de Guise et de l’infante d’Espagne. Grand Dieu ! qu’est donc devenu l’orgueil de la France ! Elle a refusé d’aussi grands souverains pour conserver sa race françoise et royale, et elle a fait choix de Buonaparte !

En vain prétendroit-on que Buonaparte n’est pas étranger : il l’est aux yeux de toute l’Europe, de tous les François non prévenus ; il le sera au jugement de la postérité : elle lui attribuera peut-être la meilleure partie de nos victoires, et nous chargera d’une partie de ses crimes. Buonaparte n’a rien de françois, ni dans les mœurs, ni dans le caractère. Les traits mêmes de son visage montrent son origine. La langue qu’il apprit dans son berceau n’étoit pas la nôtre, et son accent comme son nom révèlent sa patrie. Son père et sa mère ont vécu plus de la moitié de leur vie sujets de la république de Gênes. Lui-même