Buonaparte eût voulu nous livrer sans défense aux puissances coalisées, s’il nous eût vendus, s’il eût conspiré secrètement contre les François, eût-il agi autrement ? En moins de seize mois, deux milliards de numéraire, quatorze cent mille hommes, tout le matériel de nos armées et de nos places, sont engloutis dans les bois de l’Allemagne et dans les déserts de la Russie. À Dresde, Buonaparte commet fautes sur fautes, oubliant que si les crimes ne sont quelquefois punis que dans l’autre monde, les fautes le sont toujours dans celui-ci. Il montre l’ignorance la plus incompréhensible de ce qui se passe dans les cabinets, s’obstine à rester sur l’Elbe, est battu à Leipsick, et refuse une paix honorable qu’on lui propose. Plein de désespoir et de rage, il sort pour la dernière fois du palais de nos rois, va brûler, par un esprit de justice et d’ingratitude, le village où ces mêmes rois eurent le malheur de le nourrir, n’oppose aux ennemis qu’une activité sans plan, éprouve un dernier revers, fuit encore, et délivre enfin la capitale du monde civilisé de son odieuse présence.
La plume d’un François se refuseroit à peindre l’horreur de ses champs de bataille ; un homme blessé devient pour Buonaparte un fardeau : tant mieux s’il meurt, on en est débarrassé. Des monceaux de soldats mutilés, jetés pêle-mêle dans un coin, restent quelquefois des jours et des semaines sans être pansés : il n’y a plus d’hôpitaux assez vastes pour contenir les malades d’une armée de sept ou huit cent mille hommes, plus assez de chirurgiens pour les soigner. Nulle précaution prise pour eux par le bourreau des François : souvent point de pharmacie, point d’ambulance, quelquefois même pas d’instruments pour couper les membres fracassés. Dans la campagne de Moscou, faute de charpie, on pansoit les blessés avec du foin ; le foin manqua, ils moururent. On vit errer cinq cent mille guerriers, vainqueurs de l’Europe, la gloire de la France ; on les vit errer parmi les neiges et les déserts, s’appuyant sur des branches de pin, car ils n’avoient plus la force de porter leurs armes, et couverts, pour tout vêtement, de la peau sanglante des chevaux qui avoient servi à leur dernier repas. De vieux capitaines, les cheveux et la barbe hérissés de glaçons, s’abaissoient jusqu’à caresser le soldat à qui il étoit resté quelque nourriture, pour en obtenir une chétive partie : tant ils éprouvoient les tourments de la faim ! Des escadrons entiers, hommes et chevaux, étoient gelés pendant la nuit ; et le matin on voyoit encore ces fantômes debout au milieu des frimas. Les seuls témoins des souffrances de nos soldats dans ces solitudes étoient des bandes de corbeaux et des meutes de lévriers blancs demi-sauvages, qui suivoient notre armée pour en dévorer les débris. L’empereur de Russie a fait faire au printemps la