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Moscou par un seul chemin, sans magasins, sans ressource. Il arrive : les vainqueurs de Pultawa embrasent leur ville sainte. Buonaparte s’endort un mois au milieu des ruines et des cendres ; il semble oublier le retour des saisons et la rigueur du climat, il se laisse amuser par des propositions de paix ; il ignore assez le cœur humain pour croire que des peuples qui ont eux-mêmes brûlé leur capitale, afin d’échapper à l’esclavage, vont capituler sur les ruines fumantes de leurs maisons. Ses généraux lui crient qu’il est temps de se retirer. Il part, jurant comme un enfant furieux qu’il reparoîtra bientôt avec une armée dont l’avant-garde seule sera composée de trois cent mille soldats. Dieu envoie un souffle de sa colère : tout périt ; il ne nous revient qu’un homme !

Absurde en administration, criminel en politique, qu’avoit-il donc pour séduire les François, cet étranger ? Sa gloire militaire ? Eh bien, il en est dépouillé. C’est en effet un grand gagneur de batailles ; mais hors de là le moindre général est plus habile que lui. Il n’entend rien aux retraites et à la chicane du terrain ; il est impatient, incapable d’attendre longtemps un résultat, fruit d’une longue combinaison militaire ; il ne sait qu’aller en avant, faire des pointes, courir, remporter des victoires, comme on l’a dit, à coups d’hommes, sacrifier tout pour un succès, sans s’embarrasser d’un revers, tuer la moitié de ses soldats par des marches au-dessus des forces humaines. Peu importe : n’a-t-il pas la conscription et la matière première ? On a cru qu’il avoit perfectionné l’art de la guerre, et il est certain qu’il l’a fait rétrograder vers l’enfance de l’art[1]. Le chef-d’œuvre de l’art militaire chez les peuples civilisés, c’est évidemment de défendre un grand pays avec une petite armée ; de laisser reposer plusieurs milliers d’hommes derrière soixante ou quatre-vingt mille soldats ; de sorte que le laboureur qui cultive en paix son sillon sait à peine qu’on se bat à quelques lieues de sa chaumière. L’empire romain étoit gardé par cent cinquante mille hommes, et César n’avoit que quelques légions à Pharsale. Qu’il nous défende donc aujourd’hui dans nos foyers, ce vainqueur du monde ! Quoi ! tout son génie l’a-t-il soudainement abandonné ? Par quel enchantement cette France, que Louis XIV avoit environnée de forteresses, que Vauban avoit fermée comme un beau jardin, est-elle envahie de toutes parts ? Où sont les garnisons de ses places-frontières ? Il n’y en a point. Où sont les canons de ses remparts ? Tout est désarmé, même les vaisseaux de Brest, de Toulon et de Rochefort. Si

  1. Il est vrai pourtant qu’il a perfectionné ce qu’on appelle l’administration des armées et le matériel de la guerre.